En 1992, dans sa Lutte pour la reconnaissance, Honneth introduit dans le champ de la philosophie sociale l’idée que l’existence des individus et des collectivités ne consiste pas seulement dans des échanges de biens et de services utiles à la conservation de soi, mais aussi des « attentes de reconnaissance » de la part d’un autrui approbateur. Leur refus engendre humiliations et conflits. (...) Bon nombre des tensions qui traversent les sociétés modernes se sont trouvées éclairées d’un nouveau jour : les luttes pour l’égalité des sexes, pour le respect de minorités sexuelles et des minorités culturelles.
Est-ce que tout conflit social doit être analysé comme une lutte pour la reconnaissance ?
Ma position sur ce point a évolué au cours de mes recherches. Au départ, mon projet était seulement de critiquer le modèle classique qui analyse les conflits sociaux comme des conflits d’intérêts. Selon ce modèle, vous présupposez des sujets ou des groupes de sujets qui ont des intérêts définis, lesquels ne sont pas satisfaits dans les conditions données ; ces sujets luttent donc pour les satisfaire. Or, pour moi, il apparaissait qu’une partie en tout cas des conflits sociaux se comprenaient mieux en faisant intervenir des attentes morales, c’est-à-dire en les expliquant par des sentiments d’honneur bafoué, de mépris ou de déni de reconnaissance. Mais ce contre-modèle ne visait pas à analyser l’ensemble des conflits sociaux dont beaucoup restaient alors à mes yeux des conflits d’intérêts. Mais, au fur et à mesure que j’approfondissais la question, j’en suis venu à l’idée que tout conflit est partiellement motivé par des convictions morales. Mon idée désormais est donc que tous les types de conflits sociaux, même ceux qui visent la redistribution des biens et qui semblent être purement intéressés, doivent être compris comme des conflits normatifs, comme des luttes pour la reconnaissance.
Ne peut-il y avoir des demandes de reconnaissance injustifiées ? Ne pensez-vous pas qu’il y a parfois des abus, des manipulations ?
Oui, bien sûr, aussi bien du côté de ceux qui réclament de la reconnaissance que de ceux qui la refusent. Aujourd’hui, on utilise le terme de « reconnaissance » dans un sens très large. C’est même devenu un mot à la mode. Nous sommes parfois confrontés à des gens qui sont obsédés par l’idée qu’ils ne sont pas reconnus. Il faut être prudent dans l’analyse et se demander toujours jusqu’à quel point ces sentiments de mépris ou d’humiliation ont un fondement. Inversement, certaines formes de reconnaissance sont inauthentiques. Il y a parfois instrumentalisation. On peut vouloir donner le sentiment de reconnaître une personne ou un groupe de personnes sans que ce soit vraiment le cas. Une demande de reconnaissance est justifiée quand elle se réfère à certains principes normatifs. Toutes les sociétés sont basées sur de tels principes, acceptés, institués et donc pratiqués. Ce sont eux qui permettent l’intégration d’une communauté sociale. Ils définissent certaines sphères où les gens attendent d’être reconnus.
Quelles sont ces sphères sociales où s’expriment ces demandes de reconnaissance ?
Dans les sociétés modernes, nous pouvons distinguer trois sphères de reconnaissance qui jouent un rôle important pour comprendre nos pratiques et notre vie sociale. Le principe de l’amour dans la sphère intime, celui de l’égalité dans la sphère du droit, et celui de l’accomplissement individuel, de la reconnaissance de notre contribution au sein de la sphère de la production. Ces principes forment pour ainsi dire la grammaire de notre vie sociale.
Il y a vraiment déni de reconnaissance quand l’un au moins de ces trois principes est violé. Il faut toujours se souvenir des exigences internes de ces principes de reconnaissance. (...) Par exemple, concernant le principe de contribution, la théorie sociale peut aider à rendre clair que dans notre type de société, c’est une exigence légitime d’être inclus d’une manière telle que vous ayez la possibilité d’y contribuer. Dans un certain sens, le principe de contribution inclut donc le droit au travail. Parce que sans travailler, vous ne pouvez pas être reconnu pour votre contribution.
« Les conflits sociaux sont des luttes pour la reconnaissance », Christophe André éd., La reconnaissance. Des revendications collectives à l’estime de soi. Éditions Sciences Humaines, 2013, pp. 52-58.
Questions :
1) Selon Honneth, quel est le lien entre les revendications sociales et les revendications pour la reconnaissance ?
2) Quelles formes de tensions sociale l’idée d’une lutte pour la reconnaissance permet-elle de mettre au jour ? Donnez des exemples.
3) Quel est le rôle des « sphère de reconnaissance » dans la pensée d’Honneth ?
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1) Selon Honneth, tout conflit social peut être interprété à travers le logiciel de la lutte pour la reconnaissance. En effet, les revendications se font toujours sur la base de la dénonciation d’un mépris, même les revendications économiques.
2) Bon nombre des tensions qui traversent les sociétés modernes se sont trouvées éclairées d’un nouveau jour à travers la lutte pour la reconnaissance. Par exemple, les luttes pour l’égalité des sexes, pour le respect de minorités sexuelles ou des minorités culturelles.
3) Selon A. Honneth, trois domaines de la reconnaissance des identités sont imbriqués: l’intime (qui apporte confiance en soi par l’amour, l’amitié), le droit (qui apporte le respect par une reconnaissance de l’égalité) et la solidarité (qui apporte l’estime de soi par la reconnaissance de l’utilité sociale, dont entre autres le travail). Il faut toujours se demander si les revendications de reconnaissance émises par les individus ont un fondement pour savoir si elles sont légitimes. Si elles relève d’une de ses sphères, selon lui, elles le sont.