Document 16 : Un entretien avec Charles Taylor

Facile

On explique généralement l’émergence d’une conception plus intransigeante de la laïcité comme la réaction démocratique à une offensive religieuse ou à un durcissement clérical des religions. Mais, pour vous, le problème est moins lié à l’évolution interne des religions qu’à la difficulté des sociétés modernes à appréhender la diversité culturelle qui leur est aujourd’hui inhérente.

TAYLOR : Peut-être observe-t-on en France la montée d’un islam plus orthodoxe, qui viendrait corroborer votre première hypothèse. Je n’ai pas suffisamment étudié la question pour me prononcer sur ce point. Quoi qu’il en soit, la situation est tout à fait différente au Québec, dans la mesure où nous avons une immigration choisie sur la base du niveau d’éducation et des compétences. Ainsi, les musulmans québécois ont un niveau d’éducation universitaire en moyenne deux fois supérieur à celui du reste de la population, et environ 60% d’entre eux ne pratiquent pas du tout leur religion. Le problème ne vient donc pas d’une radicalisation des discours religieux dans l’espace public, mais bien d’une difficulté de l’État à faire face au multiculturalisme et à la diversité.

(...) En 2004, la commission Stasi avait pris l’option de dire que la valeur subjective attribuée par l’individu au signe qu’il porte est moins importante que l’interprétation objective qu’en donnait l’État. Or cette interprétation reste sujette à caution. Tout d’abord, le port du hijab est assimilé à un signe d’oppression féminine – indépendamment de la valeur subjective que la femme qui porte le voile attribue à ce geste. Son interdiction est alors légitimée par le principe fondamental de liberté de la femme. Ensuite, le port du voile serait moins un signe de piété qu’une déclaration d’hostilité contre la République française et ses fondements laïcs. Le terme « ostentatoire » doit d’ailleurs, à mon sens, être compris au regard de cet argument : est ostentatoire ce qui apparaît dans l’espace public comme un message de défi contre les valeurs républicaines (en anglais, cela pourrait se traduire par l’expression in your face). Il s’agit alors moins d’un signe « ostentatoire » qu’« attentatoire », du point de vue de la République. C’est d’ailleurs pourquoi le fait de porter une croix catholique – aussi visible soit-elle – ne sera pas assimilé à un signe religieux ostentatoire, car l’État n’y attachera jamais cette dimension de défiance et d’hostilité. À titre personnel, je condamne le primat de cette interprétation objective. Dans un État de droit, une personne devrait justement avoir le droit de déterminer la signification de ses actes.

Depuis les années 2000, les sociétés démocratiques occidentales réagissent de plus en plus durement à toute manifestation d’altérité, comme si l’expression libre d’identités individuelles pouvait ébranler l’identité collective du corps social et politique. Cette tendance n’est-elle pas symptomatique d’une crise d’identité de nos démocraties elles-mêmes ?

La première impression de peur face à l’altérité est tout à fait compréhensible. On se demande ce que l’autre va changer en s’installant parmi nous et où ces changements vont nous mener. Au Québec, cette peur se conjugue en outre avec une autre peur endémique liée à notre statut de population minoritaire en Amérique du Nord et à notre fragilité démographique. Cela se traduit par une volonté politique affirmée de pérenniser notre identité au détriment de celles des nouvelles communautés immigrantes, et notamment de la communauté musulmane. Mais, pour moi, c’est justement la tentative actuelle des sociétés démocratiques occidentales d’imposer une identité et de neutraliser ou de nier toutes les autres qui les affaiblit.

Pour reprendre la thèse de Pierre Rosanvallon dans la Société des égaux, la démocratie, telle qu’elle est issue des révolutions américaine et française, est une forme de société qui érige l’égalité comme principe structurant de la relation sociale. Ce projet constitutif d’égalité s’est construit sur l’idée d’une société de semblables qui agissent ensemble (c’est l’idée d’« égalité-participation ») pour créer les conditions d’un monde commun (au nom de l’« égalité-redistribution »). Or ce genre de lien présuppose une identité historico-ethnique. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les systèmes d’États-providence les plus développés aujourd’hui se trouvent dans les pays scandinaves, qui ont conservé une forte homogénéité. Mais un problème se pose dans les sociétés qui sont composées aujourd’hui de personnes de cultures et de religions variées. La reconnaissance des différences se superpose alors au projet originel de constitution d’une société de semblables. On ne peut pas traiter les personnes différentes comme des citoyens de seconde zone sous prétexte qu’il est difficile de les intégrer dans le moule commun. La stigmatisation des différences ou l’aliénation de l’autre ne feront en effet que créer des réactions identitaires.

 

« Vivre dans le pluralisme », Esprit, 2014/10 (Octobre), p. 22-31. DOI : 10.3917/espri.1410.0022. URL : https://www-cairn-info.ressources-electroniques.univ-lille.fr/revue-esprit-2014-10-page-22.htm

Questions : 

1) Quels sont les arguments de Taylor pour dénoncer l’hypocrisie des Etats face à l’interdiction du port du hijab dans l’espace public ?

2) Qu’est-ce que la « crise d’identité de nos démocratie » et par quoi l’explique-t-il ?

3) Expliquez la phrase soulignée.

 

Voir la correction

1) Taylor critique d’abord l’interdiction port du hijab car elle empêche les femmes d’exprimer librement leur identité. Sous couvert d’une interprétation objective du hijab comme signe d’oppression de la femme, l’Etat libéral sensé être neutre vis à vis des conceptions individuelles du bien en impose en réalité sa propre conception du bien aux femmes, enfreignant leur liberté. Par ailleurs, l’interdire sous prétexte qu’il soit un signe ostentatoire est hypocrite car des signes portés par des groupes non-marginalisés comme la croix des chrétiens ne sont pas interprétés avec la même hostilité. En réalité, le hijab est interprété comme un signe « attentatoire » plus que comme un signe « ostentatoire ».

2) La crise d’identité de nos démocraties s’explique par l’accroissement de l’hétérogénéité culturelle au sein des pays, provoquée par l’immigration. En effet, il explique que les Etats-Providence se sont construit sur l’idée d’une société de semblable présupposant une identité historico-éthique commune. Cela expliquerait selon lui la peur face à l’altérité qui menace notre identité commune.

3) Pour respecter les minorités identitaires et leurs modes de vie différents, dans le cadre d’un Etat libéral démocratique qui se doit d’être neutre vis à vis de nos projets de vie, il faut reconnaître leurs différences. Les ignorer revient à affirmer implicitement une homogénéité identitaire qui nuirait à leur liberté.

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