« Les succès susceptibles d’être valorisés dans le fonctionnement humain sont très diversifiés. Ils vont du fait d’être bien nourri, au fait de ne pas mourir prématurément, au fait de pouvoir participer à la vie de la communauté ou encore au fait d’acquérir les compétences nécessaires à ses ambitions professionnelles. La capabilité, qui nous intéresse plus particulièrement, est notre aptitude à réaliser diverses combinaisons de fonctionnements que nous pouvons comparer et juger les unes par rapport aux autres au regard de ce que nous avons de raisons de valoriser. (...)
L’approche par les capabilités se concentre sur la vie humaine et pas seulement sur des « objets de confort » comme les revenus ou les produits de base – souvent érigés en critères principaux du succès humain, notamment dans l’analyse économique. Elle propose d’abandonner la focalisation sur les moyens d’existence pour s’intéresser aux possibilités réelles de vivre. Alors que les biens premiers sont, au mieux, des moyens d’atteindre les fins valorisées de l’existence humaine, ils deviennent, dans la formulation rawlsienne des principes de justice, les critères cruciaux pour juger l’équité de la répartition. L’approche par les capabilités se préoccupe tout spécialement de corriger cette concentration sur les moyens et elle insiste sur la possibilité de réaliser effectivement les fins et sur la liberté concrète d’atteindre ces fins raisonnables. On voit sans peine que le raisonnement en faveur de cette réorientation vers la capabilité peut faire une différence importante, et constructive ; si quelqu’un, par exemple, a un revenu élevé mais souffre de maladies chroniques. (...)
En termes de polyvalence, la perspective des capabilités est plus générale – et englobe plus d’informations – que la concentration sur les seuls fonctionnements accomplis. Cette remarque préliminaire est manifestement un argument minimal, et beaucoup d’autres, cette fois positifs, montrent toute l’importance de la perspective des capabilités et de la liberté, Premièrement, même une situation où deux personnes paraissent vraiment égaux dans les fonctionnements réalisés peut malgré tout dissimuler des différences importantes ente leurs avantages respectifs. Quelqu’un qui jeûne volontairement est dans une meilleure situation que quelqu’un qui n’a pas les moyens de manger à sa faim. Deuxièmement, la capacité de choisir entre des affiliations différentes dans la vie culturelle peut avoir une importance à la fois personnelle et politique. L’enjeu crucial est la liberté de choisir sa façon de vivre. Troisièmement, la distinction entre capabilité et accomplissement est importante pour une autre raison, liée à l’action publique. Il s’agit de la responsabilité et de l’obligation qu’ont les sociétés, et les autres en général, d’aider les défavorisés, question qui a un impact tant sur les mesures prises au sein des Etats que sur l’effort général pour promouvoir les droits humains. Garantir une assurance-maladie de base, par exemple c’est essentiellement donner aux gens la capabilité d’améliorer leur état de santé. Si quelqu’un peut bénéficier d’un système de financé par la société mais décide, en toute connaissance de cause, de l’absence de soins, cela n’est pas une préoccupation sociale aussi brûlante que si la possibilité de se soigner ne lui avait pas été offerte.
(...) Les fonctionnements et les capabilités sont différents, et il est essentiel qu’ils le soient puisqu’ils concernent des aspects différents de notre vie et de notre liberté. (...) On est habitué depuis si longtemps, dans certaines composantes de l’économie et de la philosophie politique, à traiter une caractéristique prétendument homogène (par exemple le revenu ou l’utilité) comme l’unique bonne chose. (...) L’usage massif du produit national brut (PNB) comme indicateur de la situation économique d’un pays a aussi œuvré dans le même sens ».
Amartya SEN, L’idée de Justice, 2009
Questions :
1) Qu’est-ce que Sen appelle des fonctionnements ? Donnez-en des exemples.
2) Quel est le lien entre fonctionnements et capabilités ? Illustrez la différence entre les deux notions.
3) Pourquoi vaut-il mieux promouvoir les capabilités plutôt que les fonctionnements ?
4) Que Sen reproche-t-il aux biens premiers de Rawls ?
5) D’après le texte, que reproche-il au critère d’utilité ?
Voir la correction
1) Les fonctionnements désigne l’ensemble des états et des actions qui composent la vie d’un individu. Ils sont très variés, allant du plus trivial (faire du vélo ; manger bio) au plus complexe (participer à la vie politique ; bénéficier d’une éducation du supérieur).
2) Les capabilités désigne l’ensemble des fonctionnements qu’un individu peut exercer et parmi lesquels ils peut choisir, qu’il les mette effectivement en œuvre ou non. Par exemple, un individu peut avoir la capabilité d’accéder au fonctionnement « faire du vélo », mais décider de ne pas en faire.
3) Le critère de justice doit être la capabilité et non le fonctionnement. Sen donne trois arguments pour justifier sa préférence. D’abord, se focaliser sur un fonctionnement risque de masquer certains désavantage (ex : l’individu qui n’a pas les moyens de manger par rapport à celui qui fait le choix de jeûner). Ensuite, la liberté de choisir d’exercer ou non des fonctionnements a une valeur intrinsèque. Enfin, se focaliser sur la capabilité permet de limiter la sphère d’action de l’Etat en légitimant certaines inégalités issues de la responsabilité individuelle (ex : choisir de ne pas se soigner).
4) Sen critique Rawls pour son utilisation du critère « bien premier » qui est moins pertinent que le critère des capabilités comme critère de distribution et pour évaluer les situations individuelles. En effet, ces biens ne sont que des moyens et non des fins en soi. Les individus en ont certes besoin pour réaliser les fonctionnements qu’ils choisissent, mais ils ne suffisent pas car leur utilisation dépend aussi de circonstances personnelles, politiques, etc. Par exemple, donner la même quantité de biens premiers à un handicapés et à une personne valide revient à avantager injustement la personne valide.
5) Sen critique le critère d’utilité car il réduit tout ce qui pourrait être valorisé dans une vie humaine à un aspect unique : le plaisir. Or, les fonctionnements diffèrent par bien des manières, et pas seulement selon l’intensité de plaisir à laquelle ils permettent d’accéder. Ajoutons que si ce n’est pas indiqué dans ce passage, Sen reproche aussi au critère d’utilité ne négliger les situations de « préférences adaptatives ». Selon lui, les personnes très désavantagées s’adaptent au caractère limité des fonctionnements auxquels ils ont accès et apprennent à s’en satisfaire.