« Mais pourquoi n'a-t-on pas la permission de violer les droits d'autres personnes en vue d'atteindre un bien social plus grand ? Sur le plan individuel, chacun de nous choisit quelquefois de subir quelque douleur ou de pratiquer quelque sacrifice pour en tirer un bénéfice plus grand ou pour éviter un mal plus grand : nous allons chez le dentiste pour éviter une souffrance plus grande par la suite ; nous nous livrons à quelque travail déplaisant en vue d'obtenir des résultats ; d'aucuns jeûnent pour améliorer leur santé ou leur apparence ; d'autres économisent de l'argent pour leurs vieux jours. Dans chaque cas, on paye un certain prix pour sauver le bien général. Pourquoi, de façon similaire, ne dirait-on pas que certaines personnes doivent supporter certains coûts qui peuvent bénéficier à d'autres, pour sauver le bien social général ? Mais il n'existe pas d'entité sociale ayant un bien qui subisse quelque sacrifice par son propre bien. Il n'y a que des individus, des individus différents, avec leur vie individuelle propre. Utiliser l'un de ces individus pour le bénéfice d'autres, c'est l'utiliser et en faire bénéficier les autres. Rien de plus. Ce qui arrive, c'est que quelque chose lui est fait, pour le bien des autres. Parler de bien social général, c'est dissimuler cela. (Intentionnellement ?) Utiliser une personne de cette façon ne respecte pas suffisamment ni ne prend en considération le fait qu'elle est un individu séparé, que c'est la seule vie qu'elle ait. Elle ne tire aucun bénéfice marquant de son propre sacrifice, et personne n'est en droit de l'y forcer. »
Robert Nozick, Anarchie, État et utopie, 1974
Questions :
1) Quels types de sacrifices sont légitimes selon Nozick ? Lesquels sont illégitimes ?
2) Expliquez la phrase soulignée.
3) En quoi la conception libertarienne de la justice est-elle différente de la conception utilitariste ? De celle de Rawls ?
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1) Les sacrifices menés au nom du bien individuel, fruits de nos choix de vie (ex : épargner pour sa retraite) sont légitimes, car ils sont issus de l’exercice de notre liberté. À l’inverse, les sacrifices menés au nom du bien collectif sont illégitimes, car ils ne sont pas issus de choix libres. Personne ne peut donc nous forcer à y consentir.
2) Pour Nozick, l’idée de bien collectif une fiction, car la société n’est que la somme des individus qui la composent. Prôner le sacrifice individuel au nom du bien collectif est en réalité une manière d’instrumentaliser certains individus au nom du bien de certains autres.
3) La conception libertarienne est différente de la conception utilitariste dans le sens où elle fait passer la liberté avant l’utilité. Pour Nozick, prôner le critère d’utilité revient à autoriser des sacrifices individuels en son nom, ce qui est inacceptable. Par ailleurs, le libertarisme est critique envers la théorie de Rawls, qui ne protègerait pas suffisamment les libertés fondamentales (premier principe chez Rawls). En effet, Rawls fait passer l’égalité des chances et les droits fondamentaux avant l’égalité des résultats, mais il autorise la redistribution des biens premiers à partir du moment où elle permet d’améliorer le sort des plus défavorisés.