Document 10 : Les formes de solidarité

Facile

Nous reconnaîtrons deux sortes seulement de solidarités positives que distinguent les caractères suivants :

1. La première relie directement l'individu à la société sans aucun intermédiaire. Dans la seconde, il dépend de la société, parce qu'il dépend des parties qui la composent.

2. La société n'est pas vue sous le même aspect dans les deux cas. Dans le premier, ce que l'on appelle de ce nom, c'est un ensemble plus ou moins organisé de croyances et de sentiments communs a tous les membres du groupe : c'est le type collectif. Au contraire, la société dont nous sommes solidaires dans le second cas est un système de fonctions différentes et spéciales qu'unissent des rapports définis. Ces deux sociétés n'en font d'ailleurs qu'une. Ce sont deux faces d'une seule et même réalité, mais qui ne demandent pas moins à être distinguées.

3. De cette seconde différence en découle une autre qui va nous servir à caractériser et à dénommer ces deux sortes de solidarités. La première ne peut être forte que dans la mesure où les idées et les tendances communes à tous les membres de la société dépassent en nombre et en intensité celles qui appartiennent personnellement à chacun d'eux. Il y a dans chacune de nos consciences, avons-nous dit deux consciences : l'une, qui nous commune avec notre groupe tout entier qui, par conséquence, n'est pas nous-même, mais la société vivant et agissant en nous; l'autre qui ne représente au contraire que nous dans ce que nous avons de personnel et de distinct, dans ce qui fait de nous un individu. La solidarité qui dérive des ressemblances atteint son maximum quand la conscience collective recouvre exactement notre conscience totale et coïncide de tous points avec elle : mais, à ce moment notre individualité est nulle. Les molécules sociales qui ne seraient cohérentes que de cette seule manière ne pourraient donc se mouvoir avec ensemble que dans la mesure où elles n'ont pas de mouvements propres, comme font les molécules des corps inorganiques. C'est pourquoi nous proposons d'appeler mécanique cette espèce de solidarité. Ce mot ne signifie pas qu'elle soit produite par des moyens mécaniques et artificiellement. Nous ne la nommons ainsi que par analogie avec la cohésion qui unit entre eux les éléments des corps bruts, par opposition à celle qui fait l'unité des corps vivants. Ce qui achève de justifier cette dénomination, c'est que le lien qui unit ainsi l'individu à la société est tout à fait analogue à celui qui rattache la chose à la personne. Il en est tout autrement de la solidarité que produit la division du travail. Tandis que la précédente implique que les individus se ressemblent, celle-ci suppose qu'ils diffèrent les uns des autres. La première n'est possible que dans la mesure où la personnalité individuelle est absorbée dans la personnalité collective; la seconde n'est possible que si chacun a une sphère d'action qui lui est propre, par conséquent une personnalité. Il faut donc que la conscience collective laisse découverte une partie de la conscience individuelle, pour que s'y établissent ces fonctions spéciales qu'elle ne peut pas réglementer; et plus cette région est étendue, plus est forte la cohésion qui résulte de cette solidarité. En effet, d'une part, chacun dépend d'autant plus étroitement de la société que le travail est plus divisé, et, d'autre part, l'activité de chacun est d'autant plus personnelle qu'elle est plus spécialisée. Sans doute, si circonscrite qu'elle soit, elle n'est jamais complètement originale; même dans l'exercice de notre profession, nous nous conformons à des usages, à des pratiques qui nous sont communes avec toute notre corporation. Mais, même dans ce cas, le joug que nous subissons est autrement moins lourd que quand la société tout entière pèse sur nous, et il laisse bien plus de place au libre jeu de notre initiative. Ici donc, l'individualité du tout s'accroît en même temps que celle des parties; la société devient plus capable de se mouvoir avec ensemble, en même temps que chacun de ses éléments a plus de mouvements propres. […] Nous proposons d'appeler organique la solidarité qui est due a la division du travail.

Émile DURKHEIM, De la division du travail social. PUF, 1991 [1893]

 

Questions à partir des documents 9 et 10 :

19) Quelles sont les deux formes de solidarité distinguées par Émile Durkheim ?

20) Quels sont les signes d’un changement de solidarité sociale ?

21) Que nous apprennent elles de la relation entre la société et les individus qui la composent ?

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19) Quelles sont les deux formes de solidarité distinguées par Émile Durkheim ?

Il distingue la solidarité mécanique et la solidarité organique. La solidarité mécanique dans le cas où  la société étant de taille réduite, il n’y a aucun intermédiaire entre la société et les individus. Chacun pense avec des idées qui ne lui sont pas personnelles mais collectives, principalement d’origine religieuse. Dans ces sociétés, il est excessif de parler d’individualité. La conscience collective recouvre la conscience individuelle. Chacun est en tout point semblable aux autres, c’est la condition même de leur cohésion. La solidarité organique apparaît quand la division du travail s’approfondit, ce qui signifie que la ressemblance entre les personnes s’atténue tandis que les différences s’accentuent. C’est le principe même de la division du travail qui l’exige. Conduisant à ce que chacun dépende de tous, la division du travail modifie le lien entre les personnes. Une conscience individuelle émerge et se différencie de la conscience collective. 

20) Quels sont les signes d’un changement de solidarité sociale ?

La division du travail a besoin de règles qui encadrent les relations entre les fonctions sociales en fixant les droits et les devoirs de chacun. C’est donc l’évolution du droit qui témoigne de son évolution et permet ainsi d’observer les transformations de la solidarité sociale, celle – ci n’étant qu’un phénomène moral intériorisé par les individus, et donc invisible en elle - même. Quand la solidarité est mécanique, chaque faute porte atteinte à la conscience collective ; elle enfreint une règle fondamentale qui exige une punition qui affecte la personne dans son honneur, dans sa liberté, voire dans sa vie. Le droit est répressif, c’est le droit pénal. Quand la solidarité est organique, se multiple les risques de litiges entre les personnes. Il ne s’agit pas ici d’établir une culpabilité mais la responsabilité de chacun dans la défaillance de coopération qui fait l’objet du litige. Il n’est pas alors nécessaire de punir la personne au sens de lui infliger une souffrance, il suffit de lui demander de réparer en rétablissant les conditions normales de coopération. Le droit est donc restitutif, c’est le droit civil. 

21) Que nous apprennent elles de la relation entre la société et les individus qui la composent ?

Les règles de droit s’appliquent par définition aux relations entre les personnes et à celles qu’elles entretiennent avec la société. Si la solidarité est mécanique, les personnes se ressemblent, leur vie est entièrement soumise aux règles collectives. Y porter atteinte c’est porter atteinte à tous les membres de la société en même temps. Si la solidarité est  organique, les personnes occupent des fonctions complémentaires les unes des autres, leur vie s’autonomise par rapport aux règles collectives. Y porter atteinte, c’est porter atteinte à un individu en particulier et non pas  à tous.  Cela ne signifie pas pour autant que la conscience collective disparait. Il existe toujours des crimes et délits qui lui portent atteintes justifiant des sanctions pénales.

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