Document 10 : Du succès de l’utilitarisme à la critique rawlsienne

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« En 1950, l’utilitarisme est la doctrine normative la plus importante dans le monde anglophone. En particulier, elle domine la branche de l’économie à laquelle Rawls commence à s’intéresser, l’économie normative (welfare economics). Celle-ci propose au législateur et à l’administration, des évaluations et des recommandations qui ont pour critères l’efficacité dans le fonctionnement de l’économie et dans la répartition des ressources selon le principe d’optimalité de Pareto ainsi que l’amélioration du bien-être (welfare) des agents concernés. (...)

[Pour l’utilitarisme,] l’idée principale est qu’une société est bien ordonnée et, par là même juste, quand ses institutions majeures sont organisées de manière à réaliser la plus grande somme totale de satisfaction pour l’ensemble des individus qui en font partie. Sur ce point, il semble qu’il ne puisse qu’y avoir unanimité. La société juste et « bien ordonnée » vise le bonheur de tous ses membres, une société « mauvaise » ou « injuste » fait, au contraire, leur malheur. Mais derrière cette thèse apparemment simple se dissimulent des débats d’une grande complexité dans lesquels Rawls allait jouer, dès la publication de ses premiers articles, un rôle important. La critique de Rawls est d’autant plus forte qu’elle saisit exactement ce qui fait la valeur du raisonnement utilitariste.

Les raisons du succès de l’utilitarisme, pour Rawls, tiennent avant tout à sa structure conceptuelle, et c’est un modèle qu’il devait tenter de suivre tout au long de sa réflexion sur la justice. C’est une doctrine qui a été, en effet, capable de fournir un critère impartial, à la fois rationnel et empirique, susceptible d’être unanimement accepté, pour évaluer les états sociaux et politiques et les décisions politiques et économiques, un critère qui ne doit rien ni aux traditions morales et religieuses ni aux jugements moraux subjectifs des dirigeants politiques ou de l’opinion publique majoritaire qu’ils représentent. L’utilitarisme fournit une « morale » politique, laïque et rationnelle, qui, (...) a pu faire l’objet d’un vaste consensus dans le monde anglophone, (...) Ce que Rawls admire surtout dans l’utilitarisme, c’est qu’il ait été capable de fournir un guide reconnu pour l’évaluation et la décision politiques, une conception publique de la justice.

(...) L’utilitarisme possède plusieurs dimensions essentielles : c’est une morale démocratique et égalitariste puisque son critère d’évaluation, l’utilité, y est défini par les aspirations et les choix des individus eux-mêmes, chacun comptant également. (...) L’utilitarisme mesure la valeur d’une action ou d’une décision par ses conséquences observables, non par les caractéristiques de l’agent, ses intentions, ses vertus ou ses bonnes dispositions. En se concentrant sur l’action et ses conséquences, il suppose donc une conception morale de la personne plus objective que celle de la morale traditionnelle, en particulier de la responsabilité et de la justice pénale. Enfin, c’est un universalisme hédoniste, tout être humain cherchant à fuir la souffrance et à maximiser le plaisir. Ce sont donc les conséquences de l’action mesurables en ces termes qui servent de critère universel d’évaluation du choix social et politique.

(...) L’appel à la sympathie pour évaluer l’intérêt général à partir des utilités individuelles ignore ce qui constitue le principe de base des démocraties libérales contemporaines : la protection de l’individu, de ses droits et libertés de base et de son caractère distinct. Traiter l’agent comme un être autonome veut dire reconnaître sa capacité à choisir lui-même ce qui possède une valeur intrinsèque pour lui, ses fins et ses intérêts les plus importants. Au contraire, traiter ses choix comme interchangeables et équivalents à ceux de n’importe qui d’autre en autorise le sacrifice si le bien-être général peut ainsi être augmenté. La diminution de la satisfaction des uns est compensée par l’augmentation de celle des autres dans le calcul de l’utilité moyenne ou générale, « les gains des uns compensent les pertes des autres » et « la pluralité des personnes n’est pas prise vraiment au sérieux par l’utilitarisme. Rawls allait donc s’employer à mettre en évidence ce qui fonde le caractère distinct des personnes et, en conséquence, la nécessité de recourir à des principes de justice pour arbitrer entre leurs désirs antagonistes, ce dont l’identification par la sympathie prétend se passer. »

Source : Audard Catherine, « Une critique de la conception utilitariste de la personne et de l’agent économique [1] », dans : Gilles Campagnolo éd., Philosophie économique. Un état des lieux, 2017

Questions : 

1) Qu’est-ce que l’économie du bien-être ? Quelle y est la place du critère d’utilité ?

2) Comment expliquer le succès de l’utilitarisme comme guide pour l’évaluation des décisions publiques ?

3) Quelles sont les trois grandes caractéristiques de l’utilitarisme ?

4) Pourquoi Rawls le critique-t-il ?

Voir la correction

1) L’économie du bien-être est la composante de la science économique qui porte sur l’estimation de la qualité de vie et l’appréciation des politiques publiques. Elle a une longue histoire de valorisation de l’utilité : elle l’a mis au cœur de sa méthode d’évaluation et a vu en lui le seul guide pour détermine le bien-être humain et les avantages dont jouissent des individus.

2) L’utilitarisme doit son succès à son impartialité. Il offre un critère d’évaluation détachés des traditions religieuses ou morales, n’imposant aucun jugement et aucune restriction aux désirs et aux choix des individus. Il peut alors facilement faire l’objet d’un consensus.

3) L’utilitarisme est un principe démocratique (chacun compte pour un et est libre de ses aspirations) ; conséquentialiste (les actions sont évaluées à l’aune de leurs conséquences, en termes d’utilités individuelles) ; hédoniste (seul compte la volonté de réduire les peines et d’augmenter les plaisirs).

4) Rawls critique le fait que l’utilitarisme ne reconnaisse pas le caractère distincts des personnes. En effet, c’est la maximisation de l’utilité totale qui est visée, sans considération pour l’utilité des personnes prises une par une. Par ailleurs, il autorise le sacrifice de quelques uns au nom de l’utilité collective, ne reconnaissant aucun droit humain fondamental.

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