Le débat a commencé en 1883, au lendemain de la publication du livre de l'économiste autrichien C. Menger, Recherches sur la méthode des sciences sociales. Dans cet ouvrage, le tenant de la révolution marginaliste, soutenait que l'économie devait devenir « scientifique ». Autrement dit, elle doit adopter une démarche déductive et formelle en partant de principes élémentaires concernant d'une part le comportement des individus, et d'autre part les lois du marché, pour parvenir à des lois universelles.
Cette thèse attira les foudres de Gustav Schmoller (1838-1917), chef de file de l'école historique allemande en économie. Il reprocha à Menger d'avoir recours au modèle de « l'homo economicus » qui serait une pure fiction théorique. En effet, l'individu réel étant un être complexe, ses valeurs et ses mobiles seraient irréductibles au seul calcul des intérêts. De plus, la méthode abstraite, déductive et formelle de Menger ne pouvait convenir à l'étude des sociétés. A la méthode de l'individualisme méthodologique préconisée par Menger, Schmoller opposait au contraire une approche « historique, globale et sociale » partant des institutions dans lesquelles agissent les individus. Schmoller contestait que l'on puisse découvrir des lois universelles dans le domaine de l'économie et de la société, l'histoire humaine étant marquée par la contingence, la spécificité de chaque période et de chaque milieu.
C'est également en 1883 que Wilhem Dilthey (1833-1911) publia son ouvrage, Introduction aux sciences de l'esprit. Il y présentait la célèbre opposition entre les «sciences de l'esprit» et les «sciences de la nature». L'objet de ces dernières est la réalité physique, laquelle s'explique par un système de causes et de lois. En revanche, pour rendre compte de la réalité humaine, il faut faire appel, selon Dilthey, à une autre démarche qui prenne en compte la subjectivité et le sens que les êtres humains donnent à leur action. L'objet des sciences de l'esprit est donc le monde des idées, des valeurs, des projets qui ne peuvent s'appréhender que par la compréhension (c'est-à-dire la perception intérieure des visions du monde des sujets).
La querelle des méthodes en Allemagne n'a débouché sur aucune conclusion tranchée. De fait, il fut réactivé tout au long de ce siècle, par des biais différents et dans chaque discipline. Dans ce débat difficile, parfois confus et aux multiples ramifications, on peut cependant repérer plusieurs oppositions. La première se situe entre le formalisme des modèles abstraits et l'approche concrète et empirique, la seconde entre l'approche subjective de l'humain et l'approche objective des faits sociaux. Enfin, la dernière opposition concerne le réductionnisme et l'approche « holiste ». (…)
Dans les sciences de la nature, on peut remarquer qu'un tel débat sur les différentes approches d'un même phénomène est quasiment inexistant. Nul ne songerait pourtant à opposer le regard du physiologiste, qui découpe un insecte au scalpel pour étudier ses organes, à celui de l'éthologiste qui le regarde évoluer dans son milieu naturel. On admet ici qu'une querelle entre ces deux méthodes serait sans fin parce que les scientifiques ne recherchent manifestement pas les mêmes choses.
Jean François Dortier, « La production des sciences humaines », Sciences Humaines n°80, février1998
Questions à partir du document 1 :
1) Définissez la révolution marginaliste ?
2) En quoi est – ce une démarche déductive et formelle ?
3) Quelles critiques le sociologue peut -il adresser à cette méthode ?
4) Que signifie l’opposition entre expliquer et comprendre ?
Voir la correction
1) Définissez la révolution marginaliste ?
William Stanley Jevons (Théorie de l'économie politique, 1871), Carl Menger (Principes d’économie politique,1871), et Léon Walras (Éléments d’économie politique pure,1874), sont à l’origine des trois écoles appartenant au courant néo classique (école autrichienne, école de Lausanne et école de Cambridge). Ils ont, simultanément et indépendamment, utilisé le principe de l’utilité marginale décroissante (expliqué avant eux par le français Jules Dupuis et l’Allemand Hermann Heinrich Gossen). Ainsi, au cours de la décennie qui commence en 1870, l’économie politique a connu une révolution scientifique que l’on qualifie de révolution marginaliste. Le raisonnement à la marge s’impose alors pour expliquer, d’une part les choix des consommateurs et des producteurs, et d’autre part les conditions de réalisation de l’équilibre économique.
2) En quoi est – ce une démarche déductive et formelle ?
C’est une démarche déductive car elle repose sur l’adoption de plusieurs hypothèses, qui définissent les caractéristiques économiques du monde dans lequel s’inscrit la réflexion. L’utilisation des mathématiques permet de formaliser le comportement des producteurs et des consommateurs en tant qu’homo economicus.
Les principales de ces hypothèses sont les suivantes : les agents économiques sont rationnels, il est possible de quantifier leurs préférences ; ils cherchent à maximiser l’utilité totale de leur consommation sous contrainte de budget, ou, s’ils sont producteurs, à maximiser leurs profits sous contrainte de coûts de production ; les agents économiques sont indépendants les uns des autres, c’est la variation des prix sur le marché en fonction de l’offre et de la demande qui permet de coordonner leurs décisions.
Le fonctionnement optimal du marché suppose lui aussi sur le respect des hypothèses de concurrence pure et parfaite ; l’atomicité (il existe un grand nombre d’acheteurs et de vendeurs, aucun ne pouvant influencer le marché), l’homogénéité (le produit est considéré comme identique par tous les acheteurs), la libre entrée et libre sortie ( tout producteur et tout acheteur est libre d’entrer sur un marché et d’en sortir), la mobilité des facteurs de production (ils peuvent se déplacer librement d’un marché à un autre), la transparence (l’information est parfaite, c’est à dire connue de tous et sans coût).
3) Quelles critiques le sociologue peut -il adresser à cette méthode ?
L’individu que l’on étudie ici est un homo economicus, c’est-à-dire un personnage abstrait, sans histoire et sans épaisseur sociale. Or, la sociologie a précisément pour objet d’étudier concrètement les comportements humains et leurs conséquences. Mais pour y parvenir, elle considère que ces comportements sont orientés par des valeurs, qu’ils ne se limitent pas à la défense de l’intérêt individuel, qu’ils sont dépendants les uns des autres.
4) Que signifie l’opposition entre expliquer et comprendre ?
L’opposition entre expliquer et comprendre a pour origine la querelle des méthodes qui oppose en Allemagne, vers 1880, Carl Menger, partisan d’une méthode hypothético déductive utilisant la formalisation mathématique, et Gustav Schmoller, chef de file de l’école historique allemande, qui défend une méthode inductive fondée sur l’observation historique.
Pour clore cette querelle, le philosophe Wilhem Dilthey ( Introduction aux sciences de l’esprit,1883) distingue deux types de sciences : les sciences de la nature et les sciences de l’esprit. Chacune se caractérise par une méthode qui lui est propre : les sciences de la nature cherchent à expliquer, c’est-à-dire à mettre en évidence les relations de causalité qui permettent de formuler les lois de la nature ; Ne pouvant pas recourir à l’expérience, les sciences de l’esprit doivent se contenter de comprendre les intentions des individus, c’est-à-dire le sens qu’ils donnent à leurs actes.
Max Weber dépasse cette opposition. Pour lui, la sociologie doit expliquer et comprendre. L’explication et la compréhension sont alors deux étapes de la construction du savoir scientifique.