L'économie de la déflation : le cas du Japon

Contre toute attente, l'économie japonaise s'est enfoncée dans une crise d'un autre âge. On croyait en effet après Keynes que les gouvernements disposaient d'un attirail d'instruments de politique économique susceptibles de corriger toutes les dérives du marché. De plus, la communauté scientifique internationale n'a pas manqué de prodiguer analyses et conseils. Pourtant, les faits sont là : l'économie japonaise n'a rien perdu de sa puissance ni de sa capacité d'innovation mais elle n'a plus de moteur. Paradoxalement, le pire est peut-être à venir car il n'est pas simple d'imaginer comment le passé récent pourra être apuré.

Comprendre comment tout cela a été possible, c'est revenir nécessairement sur le piège déflationniste. C'est s'interroger sur les possibilités réelles de sortir d'une crise de déflation. Ce devrait être de revenir rétrospectivement sur les véritables facteurs qui ont permis à l'économie américaine de sortir de la crise des années 1930. Les autorités politiques japonaises, en effet, ne sont pas restées sans rien faire ; elles ont utilisé fort honorablement l'instrument du taux d'intérêt aussi bien que celui de la dépense publique. Pour comprendre l'efficacité relative, voire l'inefficacité absolue de ces instrument, on en est réduit à dire que les décideurs japonais n'ont répondu que par des demi-mesures dans le renflouement des banques, que leur réaction en termes de politique monétaire a été trop lente (mais cela se compte seulement en termes de mois) et que, en termes budgétaires, elles ont trop vite cherché à reprendre le chemin de l'équilibre. Tout cela est bien peu. Le fait qu'il n'y ait jamais eu trente pour cent de chômeurs dans ces circonstances est sans doute une victoire des politiques économiques. Le fait que la crise s'étale sur plus de douze ans est absolument un échec. Peut-on dire en conclure que, comme aux Etats-Unis durant l'entre-deux-guerres, les blocages structurels aient été sous-estimé ? Cela permet en tous cas de raviver quelques questions de régulation…

Pour tenter de comprendre cette situation, on rappellera d'abord l'unanimité des économistes sur le rôle fondamental de la politique monétaire dans un contexte de déflation. Les nuances que les uns et les autres apportent confirmeront que, derrière une unanimité de principe, il peut y avoir des débats de mise en œuvre. On reviendra ensuite sur le maillon essentiel de l'intermédiation bancaire. Ce fameux canal du crédit dont le fonctionnement efficace dépend des règles de régulation et de contrôle. C'est, on s'en souvient, une des premières mesures de Roosevelt que d'avoir tenté de réguler les pratiques bancaires pour éviter les risques de la transformation bancaire. Les Japonais auraient-ils été trop tolérants avec eux-mêmes sur ce sujet ? La réponse à cette question n'est pas indifférente pour qui se souvient des critiques récurrentes de l'opinion publique à propos de la sévérité présumée excessive des institutions internationales, le FMI en tête, dans leurs relations avec les pays émergents.
 

Dangers et difficultés d'une crise de déflation

Il faut faire attention à ne pas assimiler déflation et dépression (voir le dossier de politique monétaire, disponible sur ce site). Lorsqu'une spirale déflationniste s'enclenche (i.e baisse généralisée et auto-entretenue de tous les prix susceptible de freiner la demande de biens), la politique monétaire peut perdre toute son efficacité. La crise dégénère alors en dépression, cette dernière notion pouvant être définie comme une récession que les autorités n'ont pas les moyens d'arrêter.

Pourquoi la déflation est-elle potentiellement dangereuse ? Parce qu'elle agit de façon pernicieuse : 
 

a/ La baisse des prix accroît le poids de la dette (document 1) : celle-ci doit être remboursée à partir de revenus au pouvoir d'achat stable, voire décroissant. D'autres dépenses doivent être sacrifiées lorsque la dette doit être remboursée.

b/ Elle transfère des revenues des débiteurs vers les créanciers, qui ont généralement une moindre propension marginale à consommer. La charge additionnelle supportée par les emprunteurs tend à stimuler le risque de défaut, d'où une plus grande fragilité du secteur financier.

c/ Les prix qui baissent fournissent une incitation à retarder la consommation via des anticipations de baisse des prix à l'avenir.

d/ Le seuil de zéro sur les taux d intérêt nominaux (par définition, ils ne peuvent être négatifs, contrairement aux taux réels !) fait que les taux réels sont en réalité trop hauts, et non pas trop bas comme on le diagnostique souvent. Par exemple, le taux réel de court terme japonais était le troisième plus élevé des pays du G7 en 2002 (à 1,6%), alors que la croissance cette année là était la plus faible (à 0,3%). La réponse traditionnelle de politique monétaire en phase de récession, des taux réels négatifs, n'est plus disponible en cas de déflation.

e/ Les taux d'intérêt réels élevés sur les obligations d'Etat tendent à décourager les investissements vers des actifs plus risqués, comme les titres des nouvelles sociétés innovantes (Document 2).

Décrivons brièvement le mécanisme à l'œuvre : 
 

a/ Tout commence par un choc défavorable : le dégonflement d'une bulle, une politique de changes et/ou une politique monétaire inadaptées amplifient le recul de l'activité et des prix ; des problèmes structurels, en particulier dans le secteur bancaire, empêchent l'ajustement de l'économie après le choc.

b/ La baisse des prix ne stimule pas la demande, comme dans le modèle de rééquilibrage concurrentiel, puisque toutes les entreprises baissent leurs prix en même temps (Document 3). 

c/ La baisse des prix fait monter les taux d'intérêt réels et les taux d'endettement, et entraîne une chute de la production. Irving Fisher a bien montré en quoi l'endettement et la baisse du niveau général des prix forment un mélange explosif : plus les débiteurs remboursent, plus ils sont endettés en termes réels. 

d/ Les taux d'intérêt nominaux sont ramenés par la banque centrale vers le plancher de 0 % ; arrivés à ce niveau, le banquier central assiste à une situation où l'économie devrait être stimulée mais ne peut plus l'être (Document 4). C'est ainsi que les charges d'intérêt n'ont cessé de baisser dans les comptes des entreprises japonaises sans que cela soit interprété comme une opportunité pour accroître les investissements (Document 5)

e/ Il dispose néanmoins d'instruments non conventionnels à l'efficacité problématique :

 

·    Gestion concertée des taux de change pour une dépréciation sensible de la monnaie (difficilement applicable dans le cas japonais, d'où une politique contestée d'accumulation des réserves de change - Document 6)

·    Politique budgétaire expansionniste au moment même où les rentrées fiscales sont au plus bas (efficacité très faible lorsque l'on passe non pas par un tax cut mais par des investissements publics mal ciblés, comme au Japon)

·    Achat de titres (mais alors se pose le problème de l'aléa moral et de plus il n'est peut-être pas très sain que le banquier central sorte à ce point de son rôle).

 

L'instrument de la politique monétaire dans la crise de déflation

Chacun pensait que les crises de déflation étaient devenues un objet d'études historiques. Lorsque les bulles spéculatives ont explosé, les politiques budgétaires aussi bien que monétaires ont été activées. Pour autant, les résultats n'ont pas été à la hauteur, loin s'en faut, des espoirs théoriques. Il est toujours facile, mais jamais sans intérêt, d'y revenir après-coup. Sur le diagnostic, la plupart des économistes considèrent que ce sont des erreurs successives dans la conduite de la politique monétaire (l'instrument le plus efficace de stabilisation de l activité) par la Banque du Japon qui ont entraîné la déflation. S'il est encore temps de parler de remèdes, tous les économistes s'attachent aux anticipations des agents qui sont au cœur de la spirale déflationniste ; il s'agit de renverser la dégradation des conditions monétaires.
 

Les monétaristes

 

Les monétaristes insistent sur le fait que les injections de liquidité auraient dû être plus massives. Cela aurait permis de faire remonter les prix ainsi que le rendement de l'ensemble des actifs réels et financiers, au-delà des seuls titres publics à court terme. Une simple annonce de la Banque du Japon dans ce sens aurait déjà eu beaucoup d'effet.

De manière très semblable à ce qui s'est passé dans la gestion immédiate de la crise de 1929, disons 1929-1931, les monétaristes estiment que la déflation n'a pu s'installer qu'à cause du ralentissement de la croissance de l'agrégat M2. Il s'agit tout simplement de satisfaire la demande d'encaisse réelle de l'économie japonaise. Un accroissement de la masse monétaire aurait permis aux ménages japonais de satisfaire cette demande sans avoir à limiter leur demande de biens et services. 

Des réformes visant à restructurer le système bancaire auraient pu amplifier l'efficacité de cette politique. Si les mécanismes de transmission de la base monétaire aux marchés d'actifs ne fonctionnent pas, la Banque du Japon doit aller au-delà des injections conventionnelles et ne plus limiter les opérations d'open market aux achats de titres publics courts : elle doit agit directement sur les marchés financiers. Des interventions directes sur le marché des changes et des achats de titres privés sont concevables.

Mais plusieurs arguments viennent limiter la portée de cette analyse. En 1997-1998, la Banque du Japon a déjà procédé à des achats importants de titres privés. Ces interventions avaient été très critiquées, au motif qu'elles dégradaient le bilan de la Banque centrale, ce qui à terme aurait pu réduire sa crédibilité. De plus, si le resserrement de la politique monétaire semble bien avoir contribué à la récession au début de la décennie, il faut remarquer qu'entre le début de l'année 1993 et la fin 1999 la base monétaire a cru de 50% environ et le PIB nominal de dix fois moins. 

Enfin, les préconisations avancées par les monétaristes ont été in fine appliquées, notamment sur les obligations publiques à long terme ; elles rendent d'ailleurs les bilans, déjà fragiles, très sensibles à un retournement du marché obligataire.
 

Paul Krugman (1999)

 

Pour Paul Krugman, les anticipations de déflation sont à l'origine de l'inefficacité de la politique monétaire. Aussi les recommandations monétaristes ne seront-elles efficaces que si elles permettent de renverser durablement ces anticipations. Dans le cas contraire, elles ne se traduiront que par des liquidités excédentaires non utilisées.

On ne peut imposer des taux d'intérêt négatifs, car alors aucun agent ne se porterait acquéreur d'obligations moins bien rémunérées que les dépôts sans intérêt ou les avoirs en cash.

La solution serait d'obtenir par la politique monétaire une augmentation des anticipations inflationnistes, impliquant des taux d'intérêt réels négatifs ex post. On observerait alors un report de l'épargne excédentaire sur la consommation et sur l'investissement, ce qui permettrait une reprise de la demande et le retour de l'économie au plein emploi des capacités. 

Hélas, la mission de la Banque du Japon fait obstacle à une telle politique. En effet, comme les agents anticipent que les expansions monétaires sont transitoires (puisque la banque centrale a pour but ultime la stabilisation du niveau des prix à long terme), toute injection de monnaie, quelle que soit son importance, est inefficace. Pour que la Banque centrale parvienne à créer de l'inflation, il faudrait un engagement crédible de laxisme, d'accroissement de la base monétaire courante et future, ou un engagement en faveur d'une inflation plus élevée à tous les horizons. La solution défendue par Krugman est dès lors celle d'une cible d'inflation positive (de l'ordre de 4%) sur une durée relativement longue (de 10 à 15 ans). Remarquons le pari psychologique audacieux de cette approche puisqu'il s'agit d'émettre de la" mauvaise monnaie" dans l'espoir de restaurer la confiance…

Le modèle IS-LM est l'outil d'analyse utilisé par Paul Krugman et l'hypothèse avancée par lui de l'existence d'une trappe à liquidité, telle que formulée dans la Théorie Générale de Keynes, a fait un temps l'objet d'un quasi-consensus. 

Pourtant, ce modèle keynésien a lui-même été très critiqué pour au moins trois raisons : l'absence de prise en compte des contraintes de rationnement du crédit, l'ignorance de l'impact des structures de bilan sur les décisions d'investissement et d'épargne, et la perte de stabilité du multiplicateur de monnaie banque centrale. 

De plus, la stratégie krugmanienne rencontre des obstacles dans sa mise en œuvre. Deux critiques peuvent lui être adressée : 
 

1/ Une critique interne : la proposition d'une cible d'inflation suppose une parfaite transmission de l'impact du taux d'intérêt sur les décisions de prêt et d'investissement. Ce n'est justement pas le cas au Japon, compte tenu de la santé du système bancaire: en se fondant sur l'élasticité observée aux États-Unis, Krugman calcule que des anticipations inflationnistes de 3 à 3,75% devraient suffire pour combler un écart de production de 5 points de pourcentage. Au Japon, toutefois, compte tenu de la faible élasticité de la demande dans les années 90, il faudrait une inflation anticipée de 30% environ pour parvenir au même résultat ! Quoique puisse faire la banque centrale, personne n'anticipera une inflation aussi élevée dans un pays de l OCDE. Bien entendu, si la banque du Japon achète de tout (obligations à long terme, actions, terrains etc.), elle générera assurément de l'inflation, effective et anticipée ; mais loin de sauver l'économie, cette action ne ferait probablement que l'enfoncer. La pertinence de la thérapie Krugmanienne est donc très incertaine. L'existence même d'une trappe à liquidité est contestable (voir Coville, 2003).

2/ Une critique externe : la stratégie de Krugman s'appuie peut-être sur une analyse superficielle de la déflation, qui est plus un symptôme que l'origine de la crise. Dans ce cas, il faudrait en revenir aux aspects structurels et réels de l'économie japonaise pour espérer une amélioration de la situation macroéconomique.

 

Les néo-keynésiens

 

Les néo-keynésiens (dont Ben Bernanke en tête) étudient l'impact de la fragilité financière sur l'offre de crédit bancaire, et mettent en avant le caractère spécifique du canal du crédit. Plusieurs problèmes engendrés par l'asymétrie d'information empêchent un fonctionnement optimal des marchés de capitaux ; de fait, les PME n'ont pas souvent la capacité d'y trouver leur financement. S'il existe de nombreuses entreprises dépendantes des crédits bancaires, la politique monétaire a un impact sur la décision d'emprunter de l'entreprise (ou du consommateur). Un indice allant dans ce sens, au Japon est le recul de l'encours des crédits au secteur privé depuis le début des années 1990. Et la fragilité croissante du système bancaire va dans le sens d'un rôle spécifique de l'offre de crédits. 

Une analyse complémentaire met l'accent sur l'inefficacité du canal "large" du crédit et sur le rôle joué par la situation financière des agents. Un choc adverse affectant la richesse nette de l'emprunteur limite l'accès de l'emprunteur au financement, peut l'inciter à réduire ses dépenses d'équipement et de personnel et à diminuer le niveau de sa production. Cette approche est adaptée au cas japonais où des emprunteurs très dépendants des financements bancaires ont vu leur situation financière se dégrader depuis le début des années 1990. Le mouvement de déflation a très nettement augmenté le coût réel des emprunts tout en diminuant la valeur des garanties utilisées pour obtenir le crédit (comme le prix des terrains). L'emprunteur, compte tenu de la dégradation de sa situation, ne peut obtenir de nouveaux financements bancaires et la banque concernée, qui a subi le coût associé à l'apparition d'une créance douteuse, n'est pas prête à faire de nouveaux crédits. La déflation va ainsi décourager les prêteurs comme les emprunteurs.
 

Une solution alternative met en avant le rôle du change

 

Une dépréciation forte du yen vis-à-vis du dollar peut être la source d'une relance de la croissance japonaise. Ce mécanisme rejoint en partie celui de Krugman puisque la flambée des prix des importations en monnaie nationale devrait relancer l'inflation. Même si la politique de change est du ressort du ministère de l'économie, on peut imaginer, compte tenu des enjeux, une coopération avec la banque centrale. Et l'argument de l'impact négatif d'une dévaluation sur les concurrents du Japon néglige l'impact positif d'un redémarrage de l'économie japonaise pour le reste du monde. Empiriquement, le rebond de 1995-1996, seul moment de dynamisme économique depuis 15 ans, est associé à une phase de chute prononcée du yen. 

Suivons le raisonnement d'Allan Meltzer. Il ne faut pas se focaliser sur la chute des prêts bancaires. L'économie japonaise est ouverte aux flux de capitaux : les firmes japonaises peuvent emprunter à l'étranger, et elles le font. Mais elles l'ont fait de moins en moins dans les années 90, ce qui suggère que le déclin des prêts ne fait que refléter une demande déclinante d'emprunter. Par ailleurs, la croissance des prêts est restée proche de zéro durant le regain de croissance de 1995-1997. 

La politique de change est la voie principale pour expliquer le caractère déflationniste de la politique monétaire japonaise : durant presque toutes les années 1990, le Ministère des Finances s'est opposé à toute dépréciation du taux de change nominal du yen par rapport au dollar. La politique monétaire ne peut pas poursuivre à la fois un objectif de maintien du taux de change nominal dans une bande de fluctuations et un objectif de combat contre la déflation. Comme c'est ce second objectif qui doit être privilégié, il aurait fallu créer davantage de monnaie et ne pas se soucier des parités. 

Les études disponibles conduisent toutefois à nuancer l'efficacité d'une telle approche. Parmi les sources de la croissance japonaise, le solde net du commerce extérieur a une contribution faible ; des simulations montrent qu'il faudrait pousser très loin la dévaluation du yen pour que se manifestent des effets positifs sur l'inflation et la croissance. Et la dépréciation ne changerait rien à la crise bancaire. Enfin, l'efficacité de cette mesure, si elle devait être durable, dépend de la réaction des partenaires commerciaux du Japon. On se souvient, mais il faut prendre la comparaison avec une grande prudence, que la dévaluation de la livre sterling en 1931 a été le début du "glissement vers l'abîme".
 

La Banque du Japon prise au piège

 

La Banque du Japon a rapidement épuisé les voies orthodoxes d'assouplissement monétaire. Dans un premier temps, elle a tenté d'amortir l'onde de choc en baissant le taux d'escompte (réduit de 6% en 1990 à 0,5% en 1995) ; dans un second temps, elle a injecté des liquidités dans l'économie par des achats massifs de titres du Trésor. Ces mesures n'ont semble-t-il réussi qu'à accompagner l'atterrissage de l'économie, sans parvenir à insuffler l'élan nécessaire à une reprise. 

La combinaison d'une politique budgétaire agressive et d'une politique monétaire expansive a engendré une bulle sur le marché obligataire. Il faut reconnaître qu'une fois la spirale de déflation enclenchée, la Banque du Japon n'avait plus toutes les cartes en main : orchestrer un stimulus monétaire lorsque les taux sont au niveau plancher n'est pas chose facile, surtout quand on ne dispose pas de l'instrument du change. Par ailleurs, à quoi bon agir lorsque les banques japonaises font du "zéro-cooké" (elles ont longtemps emprunté sur le marché domestique à des taux très faibles pour placer ces sommes sur les marchés américains et européens) ? 

Au total, les conditions monétaires qui prévalent depuis 1999 (le taux directeur à zéro) assurent le renouvellement sans perspective d'amélioration de la pyramide financière. Ce faisant, elles génèrent un aléa moral sur le système bancaire en lui prêtant en permanence, gratuitement et sans conditions. Réduisant sa politique monétaire à du prêt en dernier ressort permanent, la banque centrale est otage d'une crise bancaire que la supervision entretient.

Le maillon de l'intermédiation bancaire dans la crise de déflation


Depuis 30 ans, les néo-keynésiens n'ont pas cessé de peaufiner leurs modèles afin d'expliquer les fondements microéconomiques et les conséquences macroéconomiques du rationnement du crédit. Ils l'ont fait à partir des travaux d'Irving Fisher (le modèle de la debt deflation, 1933) et de ceux des partisans de la théorie financière du cycle. Le mécanisme commun est qu'une baisse non anticipée du prix des actifs va démunir les entreprises de leurs réserves de fonds propres et rendre inopérante cette forme d'assurance contre le risque macroéconomique ; il en résulte une forte contraction de l'activité d'une part, des ventes à perte d'actifs d'autre part qui, l'un et l'autre, accentuent la dépression. Ces analyses complètent plus qu'elles n'infirment l'interprétation monétariste de la Grande Dépression par Friedman et Schwartz dans leur histoire monétaire des Etats-Unis (1963), qui attribue à la contraction de l'offre de monnaie la responsabilité de la transformation du krach de 1929 en dépression de grande ampleur. Elles remettent sur le devant de la scène le rôle des intermédiaires financiers, le rôle du crédit et de la solidité du système bancaire. Une correction sévère du prix des actifs détériore le bilan des institutions financières et réduit leur capacité de prêt, d'autant plus que la valeur des collatéraux des prêts tend à diminuer ; par le biais des appels de marge, un cycle vicieux peut se créer qui débouche sur un credit crunch, surtout dans un pays fortement intermédié comme le Japon.
 

Un système bancaire fragile

 

Un affaissement quasi continu du prix des actifs immobiliers et boursiers ne cesse de fragiliser la situation des banques sur lesquelles se concentrent tous les risques, par opposition avec la stratégie des banques américaines qui ont par exemple titrisé de larges fractions de leurs prêts, diffusant ainsi très largement les risques. C'est dans le bilan des banques japonaises que se totalisent toutes les tensions : montée des crédits impayés, perte en capital associée à la chute des cours boursiers, absorption massive des titres émis par le gouvernement pour financer la dette.

Historiquement peu rentables, les banques japonaises ont été très fragilisées après l'éclatement des bulles. Elles se sont trouvées confrontées à des montants élevés de créances douteuses. Mêmes timides, les tentatives d'apurement ont entraîné un rationnement du crédit en direction des PME, ce qui a contribué à freiner la formation de capital. De fait, les encours de crédit se sont (en dépit de la politique monétaire de taux zéro et des liquidités fournies par la Banque du Japon) affaiblie à partir de 1995 et plus fortement encore à partir de 1998 : les nouveaux crédits aux entreprises sont en moyenne plus bas de 15% entre 1998 et 2002 qu'entre 1992 et 1998, reflétant un meilleur autofinancement des entreprises mais également un moindre accès au crédit. Ce phénomène a eu d'autant plus d'impact que les banques occupent traditionnellement une place privilégiée dans le financement de l'économie japonaise, pour plusieurs raisons : liens croisés entre entreprises et banques, rôle clef joué des institutions financières publiques dans le financement des secteurs protégés, faible recours aux marchés d'actions et d'obligations. L'Allemagne comme le Japon sont caractérisés par des modes particuliers de gouvernance d'entreprise propres à la banque-industrie ; les deux paysages bancaires présentent d'ailleurs des similitudes (grande fragmentation, poids important du secteur public national et local, participations croisées avec des conséquences notables sur la gestion des risques, stratégies d'expansion ambitieuses, faible rentabilité). De la vingtaine de grandes banques japonaises opérant en 1995, il ne reste plus que cinq grands groupes" too big to fail".
 

Le détournement du canal du crédit vers les actifs publics

 

Au Japon, la politique monétaire a perdu en grande partie son efficacité du fait du gel du canal du crédit. Pour relancer l'économie après l'éclatement des bulles, la politique monétaire s'est dirigée vers une politique de taux courts nuls puis, ayant perdu toute marge de manœuvre, et la déflation persistant, les autorités ont évolué vers une politique quantitative en injectant des liquidités. Cependant, ces liquidités sont demeurées confinées dans la sphère financière : l'impact expansionniste n'a pas été transmis à la sphère réelle par les banques car ces dernières, asphyxiées par l'importance des créances douteuses, préfèrent recycler leurs liquidités en obligations publiques. Ces dernières présentent deux avantages majeurs :
a/ elles sont rémunératrices (le coût de la liquidité est pratiquement nul pour un rendement des JGBs avoisinant 1 %) et sans risque important (même si le rating de la dette souveraine japonaise a été grandement dégradé, personne n'anticipe sérieusement une banqueroute, et 
b/ elles sont pondérées à zéro dans le calcul du ratio de solvabilité, alors que les banques sont sous-capitalisées. Au total, cette politique a simplement favorisé le financement à bon compte d'une dette publique en rapide progression.
 

Une "sélection adverse" des débiteurs

 

En outre, la fragilité des banques les a conduites à une allocation non optimale des crédits : elles ont eu tendance à solvabiliser les emprunteurs en difficulté, afin que ces derniers puissent rembourser les intérêts dus et qu'elles ne soient pas contraintes de classer ces crédits en défaut de paiement. C'est ainsi que les crédits bancaires ont été alloués en priorité aux entreprises les moins rentables, ce qui a d'une part réduit l'offre de crédit en direction des entreprises plus dynamiques, d'autre part contribué à maintenir en vie des entreprises non viables et exercé un effet négatif sur les prix. Un phénomène bien connu des économistes sous le nom de "sélection adverse". L'offre de crédit est abondante pour les emprunteurs très endettés et pour ceux appartenant aux secteurs peu concurrentiels ; dans ces conditions, ils ne font pas d'effort de désendettement ni de rationalisation de leur appareil de production. Le crédit est, au contraire, de plus en plus onéreux pour les emprunteurs sains des secteurs concurrentiels. In fine, toutes les entreprises sont fragilisées, par manque de crédit pour les unes, par excès de crédit pour les autres.
 

Conclusion : La procrastination fait des ravages

Quelle que soit la vision de la crise japonaise que l'on retient, il est une chose sûre : l'attentisme des autorités est chose coûteuse." Toute les guerres perdues se résument en deux mots : trop tard", a affirmé un jour l'ancien procurateur du Japon, le général Mac Arthur ;c'est quand on ne répond pas du tout au problème posé, ou qu'on se contente d'une gestion au fil de l'eau, que la plus mauvaise solution s'impose. Faute d'un programme précoce et massif de traitement des mauvaises dettes, la baisse des taux d'intérêt jusqu'à un taux quasiment nul ne permet pas la résorption des problèmes. Elle les aggraverait plutôt en incitant à un report dans le temps du nettoyage des bilans bancaires comme de la restructuration des entreprises qui sont à l'origine des crédits impayés ; on constate effectivement une nouvelle montée des mauvaises dettes à la fin des années 1990, longtemps après l'éclatement de la bulle spéculative.

Que l'abstentionnisme initial se soit appuyé sur une vision fataliste ("la loi du marché est dure, mais c'est la loi") ou sur l'espoir d'un rétablissement spontané de la situation, il s'est avéré désastreux : si l'on veut enrayer une crise financière à moindre coût, des actions énergiques sont requises immédiatement. Il faut accepter de se salir les mains, agir vite et fort pour peser sur les anticipations. C'est le sens de la formule de Walter Bagehot" en cas de crise, on lâche l'escompte", parfaitement mis en application par la FED sous Alan Greenspan (cf. la résolution rapide de la crise des Savings & Loans au début des années 1990, la gestion du krach boursier d'octobre 1987, celle du 11 septembre 2001, le renflouement de LTCM et les trois baisses de taux de la fin 1998 dans le contexte de la contagion de la crise asiatique). En se déclarant prête à fournir au marché toute la liquidité dont il pourrait avoir besoin, la banque centrale parvient à enrayer la spirale de dépression, non sans risque il est vrai (voir le dossier de politique monétaire, disponible sur ce site). 

Les quinze années de stagnation de l'économie japonaise restent à bien des égards une énigme car une bulle spéculative et l'insolvabilité de nombreux intermédiaires financiers ne sont pas des phénomènes exceptionnels à l'échelle internationale. Plutôt qu'un scénario classique de réponse à un choc ponctuel (la Corée du Sud en 1997-1998, les Etats-Unis en 1991 et en 2001, les pays scandinaves au début des années 1990…), le Japon a connu une longue crise qui n'est pas terminée, même si le risque systémique n'est plus depuis 1999. On rejoint ici l'enseignement de Knut Wicksell pour qui, en matière de monnaie, tout est déterminé par les hommes eux-mêmes. Au milieu des années 1990, tous les pays ayant connu des bulles ont résolu leur crise et sont entrés dans un nouveau cycle conjoncturel. Le Japon suit une trajectoire opposée ; en cherchant à éviter les coûts immédiats d'une restructuration bancaire, il a hypothéqué sa croissance. Les deux premiers plans d'assainissement (nationalisation des institutions moribondes, recapitalisation des banques viables) ont été mis en place en mars 1998 et mars 1999 seulement. Or la plupart des études comparatives sur le déroulement des crises bancaires montrent qu'elles sont d'autant plus graves que les autorités tardent à régler le sort des banques défaillantes. 

Même remarque pour le secteur privé. Les banques se sont engagées dans un processus d'assainissement, mais à un rythme très lent, la dissimulation ayant été jugée comme la meilleure stratégie jusqu'à 1998 au moins, si bien que le montant des créances douteuses est aujourd'hui encore d'environ 5% du PIB (estimation officielle, considérée comme un minima absolu). Avec le temps, les banques ont de moins en moins à gagner à la restructuration de leurs emprunteurs ; ceci impliquerait à la fois une diminution de leurs encours de crédit, donc de leurs revenus d'intermédiation, et la réalisation de pertes.

Où en est-on aujourd'hui ? La solvabilité des banques japonaises n'est satisfaisante qu'en apparence. Et la tâche sera très délicate pour la Banque du Japon. En effet, un changement de cap monétaire serait susceptible de fragiliser une économie dont les secteurs public et privé sont encore fortement endettés. En particulier, la santé financière précaire des banques a incité ces dernières à rechercher des placements sans risque, principalement des obligations d'Etat. La remontée des taux entraînerait tout à la fois des moins-values et un mouvement de réallocation de leurs portefeuilles.

 

Bibliographie

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