La taxe Tobin à l'épreuve

Les propositions de James Tobin, apparues à la suite de l'abandon du système de Bretton Woods, visaient à ralentir les mouvements spéculatifs sur le marché des devises. Ces propositions influencèrent la politique économique de certains pays dans les années 80 et 90.Les crises financières de la fin des années 90 allaient alors être considérées comme autant d'arguments en faveur de l'instauration d'une taxe Tobin visant à corriger un système financier international semblant faire la preuve de son inefficacité et de son irrationalité. Le modèle théorique fut en partie amendé. Le débat quant à lui devint de plus en plus politique, la taxe Tobin devenant pour ses supporters outil de redistribution plutôt que ce "grain de sable" appelé de ses vœux par James Tobin.
 

L'analyse initiale de James Tobin

Evolution et problèmes du Système Monétaire et Financier International

Vers une libéralisation …

Après l'abandon du système de Bretton Woods (1971-1973), qui imposait des parités fixes entre les principales monnaies, le système monétaire et financier international a été marqué par plusieurs tendances :
-    une accélération de l'innovation financière ;
-    une ample déréglementation des marchés ;
-    la globalisation financière ;
-    l'essor des marchés de capitaux.
 

… qui n'est pas sans poser des problèmes systémiques

 

Ces évolutions, qui ont globalement fluidifié le financement de l'économie, se sont toutefois accompagnées d'effets pervers :
-    la parfaite mobilité des capitaux alimente l'instabilité financière (en facilitant la spéculation à court terme) ce qui peut poser de graves problèmes économiques ;
-    la libéralisation financière vient forcément limiter les marges de manœuvre pour les autorités et les politiques nationales (cf le triangle d'incompatibilité de Mundell).

Une des solutions avancées : la taxe Tobin

Les deux principaux avantages attendus : 

James Tobin propose dès 1972[1] , une taxation des opérations de change par un prélèvement de l'ordre de 0,05-1% sur les opérations de change (initialement 1%).
Les deux principaux objectifs et avantages de cette mesure sont, selon l'auteur :

-    de desserrer la contrainte monétaire qui pèse sur la gestion de l'économie réelle, car la taxe permettrait de lutter contre le triangle d'incompatibilité. Selon James Tobin, la libre fluctuation des changes a pour conséquence qu'en cas de politique monétaire autonome, les fluctuations des taux de change déstabilisent l'allocation des ressources et pèsent sur le commerce. Cela encourage les gouvernements à intervenir le moins possible et les dépossède de fait de leur indépendance monétaire. Du fait de la faiblesse des taux envisagés (0,25% ou 0,50%), la marge de manœuvre gagnée serait assez faible ; cependant elle aurait un effet positif en cas de crise
Avec le temps et le développement des marchés financiers, l'accent mis sur l'autonomie de la politique monétaire s'est progressivement estompé au profit de l'idée selon laquelle une taxation des transactions de change, en limitant la spéculation, permettrait de réduire la volatilité des taux de change. James Tobin lui-même privilégie à présent cet argument qui repose sur l'hypothèse principale que la spéculation est déstabilisante, particulièrement lorsqu'elle se produit à court terme. Or la taxe affecte essentiellement les placements de court terme, alors qu'elle est indolore pour des horizons de long terme. (cf travaux de Eichengreen et Wyplosz[2] )
-    de décourager les transactions à court terme pour réduire la volatilité des taux de change ; autrement dit, la taxe serait un moyen, moins contraignant que les mesures de contrôles des changes et plus conforme à la logique de l'économie de marché, de freiner la mobilité des capitaux en décourageant les aller-et-retour purement spéculatifs. Elle ne découragerait donc pratiquement aucune transaction fondée sur la perspective de production de biens et services, mais frapperait avant tout les transactions purement financières, qui sont les principales sources d'instabilité.
L'idée sous-jacente est de faire en sorte que les taux de change reflètent davantage les fondamentaux économiques plutôt que les aléas des risques et attentes à court terme

Le but de la taxe étant de "jeter du sable"[3]  dans les rouages financiers internationaux, James Tobin n'a pas accordé une très grande attention à l'assiette de la taxe ainsi qu'à l'utilisation des revenus collectés (originellement il avait prévu de les verser à la Banque Mondiale). Le but premier de la taxe est son effet systémique et non la maximisation du revenu collecté.

Autres avantages et arguments postérieurs

Le débat né après la publication des idées de James Tobin a vu apparaître de nouveaux arguments en faveur de la taxe :

-    Un troisième argument théorique, plus complexe, est lié à l'existence de scénarios concurrents ("équilibres multiples") dans les anticipations des opérateurs. Cette multiplicité d'équilibres traduit la possibilité que des crises auto-réalisatrices - c'est-à-dire non justifiées par la situation économique et financière du pays - surviennent si les agents se focalisent sur l'équilibre de crise. Il en résulte une chute de la monnaie attaquée qui justifie a posteriori les anticipations des agents quelle que soit la situation réelle du pays. La taxe, en stabilisant les anticipations des opérateurs, devrait réduire les possibilités de telles crises auto-réalisatrices.

-    Une extension de l'approche de Tobin consiste à instaurer une taxe à double taux, c'est-à-dire un taux pour les périodes normales et un taux pour les périodes plus agitées - comme les attaques spéculatives. Les recours à deux taux permet d'éviter l'une des faiblesses de la taxe Tobin dont le taux uniforme est soit trop faible et inefficace, soit trop élevé et distorsif. Ce projet peut par exemple être mis en place dans un système de flottement limité des monnaies à l'intérieur de bandes de fluctuation (système de zones-cibles) à l'instar du mécanisme de change européen. Ainsi, à proximité d'une des marges de fluctuation, les transactions de change subiraient une taxation plus forte. Dès lors, la spéculation serait découragée. À l'intérieur des bandes de fluctuation, une taxe plus faible s'appliquerait. On peut également envisager d'appliquer un tel système, à titre temporaire, dans des périodes de forte volatilité sur les marchés.

La Taxe Tobin à l'épreuve des faits

Le cas du Chili : la preuve de l'efficacité ?

 

Les mesures mises en place dans les années 80 et 90

 

A la fin des années 80, de larges flux de capitaux commencent à affluer en direction de l'Amérique Latine. Cela posa plusieurs problèmes parmi lesquels la conversion de ces flux en investissements ainsi que l'appréciation des monnaies locales, qui était indésirable puisqu'elle freinait les exportations. Les réponses en termes de politique économique ont varié selon les pays.
Dans le cas du Chili[4] , le modèle économique adopté par le pays était basé sur l'expansion et la diversification des exportations. Pour cela, la stabilité du cours de la monnaie était primordiale. Les autorités ont donc décidé de réguler le marché des investissements étrangers. Le but était de favoriser les investissements à long terme plutôt que ceux à court terme. Au début des années 90 les flux de capitaux internationaux commencent à affluer au Chili du fait des taux d'intérêt assez hauts, d'une stabilité politique retrouvée et une conjoncture économique mondiale favorable. En conséquence la monnaie s'apprécie rapidement sur le marché.
La politique adoptée a changé au cours du temps. A travers des mesures visant à contrôler les flux d'investissement entrants, elle cherchait à protéger le pays de déséquilibres spéculatifs tout en contrôlant l'appréciation de sa monnaie. Ces mesures ont effectivement permis une diminution des flux à court terme.
Les revenus collectés par le Trésor (stamp duty tax, intérêts payés par les investisseurs étrangers au lieu de se conformer aux obligations en termes de réserves, intérêts prélevés par la BC sur les réserves) ne furent pas considérables, atteignant 356 millions $ en 1994, soit moins de 0,7% du PNB.
Néanmoins le succès de ces mesures fut significatif dans le domaine de la stabilisation des taux de change, surtout en comparaison des autres Etats de la région.
 

 

Quels enseignements peuvent en être tirés ?

 

Tout d'abord il faut souligner les limites de la valeur d'exemple du cas chilien du fait dedifférences assez marquées avec le projet de taxe proposé par James Tobin.
Ensuite il faut aussi souligner que les succès de la politique économique chilienne suivie à cette période sont modérés : si les flux de capitaux entrants à court-terme sont effectivement découragés, l'effet sur la l'appréciation de la monnaie est plus modeste.
Finalement ces mesures ne doivent donc pas être jugées en tant que sources de revenus mais au regard de leur valeur prudentielle et régulatrice. De ce point de vue, elles se placent dans la logique initiale de James Tobin et elles méritent sans doute de se voir reconnaître certains mérites. Ainsi, du point de vue de la stabilisation des taux de change et de la sauvegarde de l'indépendance de la politique économique, l'exemple chilien semble concluant. Le point de vue "revenus" est plus incertain, mais ce n'était ni le but des études réalisées jusqu'à présent, ni des politiques menées, ni de la taxe Tobin …

 

Royaume-Uni, Suède et Corée du Sud : des contre-exemples oubliés

 

Une réalité complexe …


La Stamp Duty Tax au Royaume-Uni

Cette taxe, appliquée dans un pays dont le paysage financier est des plus complexes, a rapporté 1,3 milliards $ par exemple en 1993. Elle doit son appellation au fait qu'à ses débuts (1963) elle impliquait l'utilisation d'un timbre fiscal pour certifier tout transfert de propriété d'un actif financier (et donc non pas toutes les transactions). Cette taxe s'applique aujourd'hui à tous les transferts de propriété d'actions ordinaires ou d'actifs convertibles en actions. Lesfutures et les options ne sont pas taxés. 
Cet exemple illustre la capacité de réaction des autorités face aux diverses "évasions". En effet des "parades" furent trouvées par les agents privés (opérations prenant moins de deux semaines, échangé de lettres d'acceptation ou de renoncement au lieu d'actions) …. Mais les autorités trouvèrent aussi des réponses adaptés (mesures prises en 1986 et couvrant ces deux cas de figure). Il n'en reste pas moins que cette réaction sera par définition a posteriori et aura un temps de retard.
L'initiative britannique a bénéficié d'une certaine coopération internationale. En effet, la taxe concerne aussi certaines actions étrangères (Sud-Africaines, Australiennes, Irlandaises), les taux étant fixés par les autorités respectives de ces pays (ces opérations sont effectuées sur la place de Londres). 
Le taux a varié entre 2 et 0,5%. Cet exemple souligne que les revenus et l'efficacité de la taxe dépendent grandement de l'impossibilité pour les agents de la contourner en ayant recours à des substituts (en termes d'actifs ou bien d'évasion géographique).

 


Le cas suédois

La Suède avait elle aussi mis en place en 1984 une taxe sur les transactions financières (mesure annulée en 1990). La taxe était très ciblée visant seulement les transactions effectuées à travers les brokers suédois. Elle ne s'appliquait pas aux transactions internationales effectuées par des résidents suédois, même si elles concernaient des actifs nationaux. Elle s'appliquait aussi bien à l'achat qu'à la vente d'actions. Le taux fut fixé à 0,5% en 1984 puis doublé en 1986. 
Un des résultats fut une baisse très lourde du volume des affaires affectées (près de 80%)[5] . De plus les revenus collectés furent décevants du fait de la baisse d'activité financière mais aussi de la baisse des cours induite par l'annonce de la mise en place de la taxe. Enfin les taxes collectées sur les revenus des plus-values boursières s'effondrèrent elles aussi. Au final l'alternance politique entraîna la disparition de cette taxe.

 

Le cas coréen

Quant à la Corée du Sud, elle est souvent citée en tant que contre-exemple, une libéralisation particulièrement mal menée du secteur financier ayant fragilisé les banques et les grandes groupes industriels, ce qui allait entraîner le pays dans la tourmente de la crise financière asiatique en 1997-1998[6] . 
 

 

… instrumentalisée dans le débat autour de la taxe Tobin

 

Le Royaume-Uni

Dans le cas les partisans d'une taxe Tobin mettent l'accent sur la longévité d'une taxe frappant les transactions financières sur une des places financières les plus actives ainsi que la capacité des institutions à parer les évasions pratiquées par les agents privés. Enfin ils soulignent la réussite de la coopération entre plusieurs pays.
Les critiques mettent en évidence quant à eux le fait que ce cas est unique au monde, la taxe devant qui plus est être abolie si la Grande-Bretagne rejoignait la zone euro. Si la capacité de réaction des autorités de régulation est intéressante, cette capacité n'est que postérieure et suppose de grandes dépenses d'énergie. Enfin la réussite de la coopération doit être relativisée du fait de la spécificité historique du Commonwealth.

 


La Suède

Exemple rarement cité par les partisans d'une taxe Tobin, le cas suédois souffre à leurs yeux de ses spécificités : une taille trop réduite ne lui permettant pas d'échapper à la concurrence des autres marchés financiers ou aux conséquences de la crise des années 90, dont les racines se trouvaient ailleurs.
Les adversaires de la taxe Tobin instrumentalisent ce contre-exemple pour souligner l'inefficacité de la taxe à prévenir les crises financières ainsi que son effet négatif sur l'activité financière.

 

La Corée du Sud

Exemple souvent cité par les partisans de l'instauration d'une taxe Tobin, la Corée du Sud semble illustrer les méfaits d'une libéralisation hâtive ainsi que l'effet déstabilisant de la spéculation dur les devises.
Les critiques de la taxe Tobin remarquent que le problème de la libéralisation financière coréenne vient moins de son intensité que de sa partialité, favorisant certains secteurs et actifs financiers au détriment d'autres. Enfin ils soulignent l'existence de racines locales aux problèmes bancaires (prêts et créances douteux, sur-endettement des banques à cour terme, inefficacité des organismes de contrôle).
On voit ainsi qu'après l'apparition théorique de la taxe Tobin, un débat économique virulent s'engagea pour analyser les différentes expériences pouvant servir d'arguments pour ou contre une telle mesure. Les spécificités et les particularités des situations abordées furent souvent gommées par l'un et l'autre camp. Une nouvelle génération d'économistes ayant pris la relève des travaux de James Tobin, le débat opposa les nouvelles déclinaisons de la taxe Tobin et ses nouveaux détracteurs.

Le débat actuel : l'évolution des argumentaires

Propositions actuelles de mise en œuvre et critiques


Trois arguments principaux constituent l'argumentaire favorable à la mise en place d'une taxe Tobin. 
Tout d'abord cette taxe permettrait de lever les fonds nécessaires au développement des pays les plus pauvres. Ensuite la taxe permettrait de réduire la volatilité des taux de change, le fonctionnement des marchés n'étant pas vertueux par nature. Enfin la taxe permettrait de consolider l'indépendance et la marge de manœuvre des politiques monétaires (idée originelle).
A ces arguments répondent trois critiques principales.
La taxe Tobin heurterait de front l'organisation libérale du système financier et  monétaire international actuel, ce qui donc ne serait ni souhaitable ni efficace. D'autre part se poserait un problème concernant la couverture géographique de la taxe, couverture devant être maximale autant que possible pour éviter les phénomènes d'évasion. Enfin un autre problème demeure non résolu celui du champ d'application : comment combattre l'inventivité des marchés en termes de produits financiers ? Plus la taxe est efficace plus elle incite les professionnels du secteur à la contourner en inventant de nouveaux instruments financiers.
Concernant les mesures d'application concrète de la taxe[7] , certains points ont fait l'objet de propositions concrètes rencontrant un assez large consensus tandis que d'autres restent sans réponse satisfaisante. 
Parmi les points rencontrant un assez large consensus on peut citer le taux de taxation (relatif consensus autour d'un faible niveau) ainsi que l'assiette de taxation (reconnaissance de la nécessité d'un champ très vaste). Qu'en serait-il des pays qui n'ont pas de marché des changes très développé ? Concernant les parités assujetties à la taxation, il a été suggéré d'exonérer de la taxe les parités impliquant des monnaies des pays en développement, notamment parce que pour ces monnaies, dont les marchés sont peu liquides, les coûts de transaction sont déjà très élevés.
Deux principaux problèmes restent cependant sans réponse satisfaisante. À quelle étape l'imposition devra-t-elle intervenir ? La question du lieu n'est pas résolue. Enfin qu'en serait-il des pays qui refuseraient de participer au prélèvement d'une taxe Tobin ? Aucune réponse satisfaisante n'a été pour le moment apportée.

 

Limites théoriques et effets pervers[8]

 

Contraintes non résolues


Certaines critiques n'ont toujours pas reçu de réponse satisfaisante de la part des économistes favorables à l'instauration d'une taxe Tobin.

-    problème de l'évasion : il est assuré que les agents économiques soumis sur certaines places financières à une telle mesure essaieront de l'éviter, leur dernier recours étant l'évasion financière. Même si cela doit être nuancé, notamment pour les grandes places financières désormais incontournables, on peut toutefois se poser la question de savoir quelle seront les places financières importantes prêtes à prendre ce risque alors que la concurrence financière est de plus en plus exacerbée.

-    problème de la coopération internationale : la solution proposée au problème de l'évasion serait celle d'une coopération internationale permettant, à défaut d'englober la totalité des places financières, au moins les principales places mondiales. Cependant on ne fait que changer la nature du problème, celui-ci devenant politique au lieu d'économique. En effet l'instauration de ce que l'on pourrait qualifier de taxe mondiale, gérée de manière centralisée, peut sembler un brin irréaliste quand on connaît par exemple les difficultés rencontrées par l'Union Européenne alors même qu'il existe une certaine proximité politico-culturelle qu'on aurait bien du mal à trouver à l'échelle du globe.

-    problème de la gestion des revenus : certains partisans de la taxe Tobin ont proposé de déléguer aux Etats le soin de collecter les revenus, les incitant à prendre part à l'opération en leur accordant 50% des revenus ainsi collectés. Mis à part le problème qu'une telle mesure reviendrait de fait à une hausse de la fiscalité frappant les opérations financières, on peut se demander comment serait réalisée la coordination d'ensemble et la lutte contre les stratégies de "cavalier seul" qui pourrait tenter tel ou tel Etat (qui pourrait être tenté de diminuer relativement sa taxe par rapport à ses concurrents par divers artifices légaux).

Enfin la question des revenus, devenue centrale au fur et à mesure du temps, ne peut éluder le problème de leur évaluation. Une telle évaluation est particulièrement difficile.

 

 

Effets pervers

 

L'efficience du marché des changes pourrait être réduite par l'instauration d'une taxe de ce type. En effet, si un consensus général s'est dessiné pour repousser l'idée d'une taxe de 1 ou 2% et lui préférer une taxe aux alentours de 0,1% il n'en reste pas moins que l'instauration d'une telle mesure provoquerait une sérieuse distorsion économique, en affectant la liquidité des opérations de change (dans le but de freiner les mouvements spéculatifs). Or rien ne dit que le coût en termes d'efficience économique d'une telle distorsion sera raisonnable eu égard au bénéfice attendu (l'éradication des crises spéculatives). Enfin la définition même des opérations spéculatives notamment à travers leur caractère de court terme pose de sérieux problèmes.
Par ailleurs, il n'est pas certain que la taxe Tobin serait efficace pour freiner les formes les plus déstabilisantes de spéculation. En effet, l'objectif premier d'une taxe de type Tobin est d'obtenir à travers la dissuasion des opérations véritablement spéculatives une stabilité accrue du marché international des capitaux. Or, les valeurs des taux les plus couramment évoquées (de 0,03 à 0,25%), même multipliées par deux (pour tenir compte de la taxation à l'aller et au retour), sont très inférieures au niveau de dépréciation anticipé par les opérateurs lorsque des crises de change se profilent, comme ce fut le cas lors des attaques contre les devises asiatiques en 1997 ou russes en 1998. 
Cela suggère qu'une taxe de type Tobin, sauf à frapper les mouvements de capitaux d'un taux prohibitif, ne serait pas alors suffisante pour dissuader la prise de position lorsque l'environnement politique, macroéconomique ou le désajustement de la parité conduisent les opérateurs à anticiper une dépréciation très sensible de la devise. Ainsi, on peut montrer qu'avec une taxe de 1% et un rendement annuel de l'actif domestique de 4%, le taux de rentabilité nécessaire pour qu'un investisseur effectuant un aller et retour d'une semaine commence à réaliser un bénéfice est de 196% si la parité reste stable mais n'est plus que de 6% si la devise dans laquelle l'investissement est réalisé connaît une appréciation de 2%.
À la limite, dans le cas où les opérateurs spéculent à la baisse contre une devise en cherchant par là même à provoquer sa dépréciation, l'existence de la taxe pourrait être contre-productive en augmentant l'ampleur de la dépréciation requise pour que les opérateurs en retirent le rendement net qu'ils escomptent. La dissuasion exercée par une taxe de type Tobin ne jouerait par conséquent que vis-à-vis des prises de position liées à des anticipations d'évolution limitée des parités, et cela serait paradoxal car ces prises de position exercent en général un effet stabilisant sur le marché en assurant sa liquidité.

Conclusion

"Mettre du sable dans les rouages du système financier international" ou refuser le capitalisme ?


En étudiant le débat autour de la taxe Tobin il est nécessaire de dégager les hypothèses fondamentales sur lesquelles une telle mesure se fonde. La première est que le système financier international et sa libéralisation ne sont pas efficients et que certaines distorsions se produisent. En conséquence une intervention extérieure est nécessaire (instauration d'une taxe). 
Au vu de l'ampleur de la tâche on semble se diriger vers l'idée d'un organisme international auquel serait confié le contrôle et l'application d'une telle mesure[9] . Même si les travaux et les idées de James Tobin ne peuvent être taxés d'interventionnistes, on ne peut s'empêcher de remarquer qu'une telle mesure est devenue le symbole du retour de l'Etat dans la sphère financière internationale.
On doit aussi remarquer que le débat a dévié depuis le champ économique vers le champ politique. Mesure de régulation, la taxe Tobin est devenue agent de re-distribution, la logique revenu supplantant peu à peu celle de l'effet sur la politique monétaire.
Le combat contre la spéculation, nuisible économiquement dans certaines conditions selon James Tobin, est devenu le combat contre l'argent-roi, souvent fantasmé et souvent décrié. C'est ainsi que les supporters les plus politisés de la taxe Tobin sont obnubilés par les sommes astronomiques qu'une telle taxe permettrait de distribuer aux "défavorisés de la Terre"[10] . Mais il est clair que l'on quitte là le champ économique pour entrer dans un débat de nature politique et idéologique[11] .

 

 

Le cas particulier du débat en France

 

Cela est particulièrement visible en France[12] , devenue à la surprise générale, y compris de James Tobin lui-même, un des terrains les plus favorables à cette mesure. Le succès d'ATTAC y est particulièrement marquant. Le cas français est cependant particulièrement isolé, le ton polémique et politisé du débat autour de la taxe Tobin étant une spécialité hexagonale.
Mais un tel constat cache nombre de paradoxes. Le premier est que ATTAC elle-même, et l'interprétation qu'elle a donnée aux mesures proposées par James Tobin, fut publiquement récusée par l'économiste américain qui ne s'y reconnaissait plus. 
Partie prenante du mouvement alter- ou anti-mondialiste, ATTAC doit combiner la lutte contre les organismes internationaux (OMC, FMI) et une théorie originelle (celle de James Tobin) qui vise au contraire à donner plus de pouvoir à ces organismes voir à en créer de nouveaux.
Devenue cri de ralliement pour les pourfendeurs de "l'horreur économique" qu'est le capitalisme mondial, ATTAC n'en demeure pas moins originellement supportrice d'une mesure visant à corriger à la marge un système considéré par son fondateur comme globalement efficient.
Les racines de cette dérive et de ces paradoxes doivent peut-être cherchées dans le vaste mouvement de reconversion idéologique survenu après la chute du communisme, ce qui sort largement du cadre d'une analyse économique.

 

Bibliographie sommaire

 

Ul Haq Mahbub, Kaul Inge et Grunberg Isabelle (dir. coll.) (1996), The Tobin Tax, Coping with Financial Volatility, New York, Oxford University Press, 317 pages. Un recueil de travaux d'économistes sur la question, véritable mine d'or d'informations.

Chesnais François (1998), Tobin or not Tobin, une taxe internationale sur le capital, Paris, L'Esprit frappeur, 86 pages.

Rapport présenté au Parlement en application de l'article 89 de la loi de finances initiale pour 2000, ministère de l'Économie, des Finances et de l'Industrie, 22 août 2000.
 

Sources Internet

Pour des analyses ou des éléments chiffrés sur les marchés financiers on pourra consulter avec profit le site de la Bank for International Settlements (BIS) :http://www.bis.org/index.htm 

Pour des analyses et l'analyse de certains débats autour des politiques monétaires on pourra consulter le site du Fonds Monétaire International (FMI) : http://www.imf.org

 

[1]  Proposition développée dans Tobin James (1978),"A Proposal for International Monetary Reform ", Eastern Economic Journal, n°4, Juillet-Octobre, p.153-159.
[2]  Eichengreen Barry et Wyplosz Charles (1996), Taxing International Financial Transactions to Enhace the Operation of the International Monetary System in The Tobin Tax (coll.), New York, Oxford University Press, p.15-41.
[3]  James Tobin avait employé l'expression imagée "to throw sand in the wheels of currency trading"  pour décrire le but de sa taxe.
[4]  Agosin Manuel et French-Davis Ricardo (1996), Managing Capital Inflows in Latin America, in The Tobin Tax(coll.), New York, Oxford University Press, p. 161-192.
[5]  Umlauf, Steven R. (1993), "Transaction Taxes and Stock Market Behavior: The Swedish Experience", Journal of Financial Economics, numéro 33.
[6]  Chul Park Yung (1996), The Republic of Korea's Experience with Managing Foreign Capital Flows in in The Tobin Tax (coll.), New York, Oxford University Press, p. 193-222. On pourra aussi consulter l'étude correspondante de la Bank of International Settlements (BIS), http://www.bis.org
[7]  Un examen minutieux des diverses propositions d'application ainsi que de leurs défauts pourra être consulté dans Kenen Peter B. (1996), The Feasibility of Taxing Foreign Exchange Transactions in The Tobin Tax (coll.), New York, Oxford University Press, p.109-128.
[8]  On pourra se référer à Dooley Michael P. (1996), The Tobin Tax : Good Theory, Weak Evidence, Questionable Policy, in The Tobin Tax (coll.), New York, Oxford University Press, p.83-88.
[9]  Griffith-Jones Stephany (1996), Institutional Arrangements for a Tax on International Currency Transactions in The Tobin Tax (coll.), New York, Oxford University Press, p.143-160.
[10]  Pour une analyse des problèmes posés par la fluctuation des devises aux pays en voie de développement on pourra consulter une étude du FMI : 
http://www.imf.org
[11]  Pour un point de vue critique sur la compréhension de la taxe Tobin par la Gauche on peut se référer àhttp://www.globalpolicy.org, un texte (en anglais) écrit par Emiliano Brancaccio membre du Conseil Scientifique d'ATTAC Italie et l'auteur de la proposition populaire en faveur de la taxe Tobin en Italie.
[12]  On peut consulter à cet égard la présentation de la taxe Tobin telle qu'elle est vue par Chesnais François (1998), Tobin or not Tobin, une taxe internationale sur le capital, Paris, L'Esprit frappeur.

 
 

 

 

 

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