Le "mariage pour tous" : récit d'un conflit social, moteur ou frein au changement social ?

Les homosexuels : une minorité qui défend ses droits à l’égalité

L’étude de l’Insee publiée le 14 février 2013 sur le couple arrive à point nommé dans un débat où le manque de chiffres permettait toutes les dérives. Provenant d’une enquête menée en 2011 « Famille et logements » et renouvelant des données vieilles de 12 ans en posant clairement la question de la vie en couple homosexuel, elle confirme les données de l’Institut National des Etudes Démographiques. Les couples homosexuels ne représentent en France que 0,6 % de l’ensemble des couples, soit 200 000 personnes, 57% se déclarent en union libre et 43 %, pacsés, avec un engagement plus marqué parmi les hommes (47 % sont pacsés contre 38 % pour les femmes). Quant au lien familial, une personne homosexuelle sur 10 réside avec au moins un enfant, le sien, celui de son conjoint ou un enfant commun. Il s’agit là majoritairement de femmes (80%) 1. Si l’on considère que ce type de déclaration de la part des personnes interrogées va davantage de soi aujourd’hui et qu’elle dissimule peu de situations cachées, alors entre 24 000 et 40 000 enfants vivraient temporairement ou constamment dans une famille homoparentale, et non 300 000 comme l’avancent parfois les associations de parents homosexuels. Autre information permettant de mieux connaître cette population : les couples homosexuels sont plus diplômés (20 points de plus), plus jeunes (la moitié a moins de 40 ans) et plus urbains que les personnes en couple hétérosexuel.

A l’instar de l’anthropologue Agnès FINE, il paraît nécessaire de revenir sur l’histoire de l’homoparentalité pour comprendre les débats actuels 2. Depuis les années 1970, la procréation peut être disjointe de la relation de couple en raison des techniques dites d’Aide Médicale à la Procréation (AMP) : insémination avec donneur, dons d’ovocytes, destinés initialement aux couples infertiles. C’est ainsi qu’aux Etats-Unis d’abord où l’homosexualité a été plus précocement tolérée, de même que l’AMP, les revendications des homosexuels à élever un enfant se sont mues en véritables luttes contre la discrimination dans les années 1970. Comme le confirme Olivier FILLIEULE, c’est sur le registre du droit que cette minorité unie sur la simple diversité d’orientation sexuelle s’est constituée en « nouveau mouvement social » à partir des années 19703 , décennie qui marque la montée en puissance, à travers le monde occidental, d’associations favorables au « coming out » offensif, à l’issue de la première Gay Pride new-yorkaise. Alors que la France adopte en 1968 la classification des maladies mentales de l’OMS dans laquelle figure l’homosexualité, le FHAR (Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire) est créé en 1970. Proche du mouvement féministe, il porte en lui une volonté farouche de distinction identitaire en revendiquant la liberté sexuelle. Toutefois, la recherche de la normalité semble davantage l’emporter désormais et coïncider avec l’aspiration à la constitution d’une famille. De nombreux couples revendiquent aujourd’hui l’égalité de statut avec les hétérosexuels : le droit de se marier et d’adopter juridiquement l’enfant d’un partenaire de même sexe ou encore d’adopter un enfant, y compris sans être marié. Précisons que c’est déjà le cas aux Pays-bas depuis 2001, en Suède et au Royaume-Uni depuis 2002, en Espagne depuis 2005, en Belgique et Islande depuis 2006, en Norvège depuis 2008, au Danemark et en Finlande depuis 2009 et en Slovénie depuis 2010. Tout récemment, la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) a jugé discriminatoire et incohérente les lois autrichienne et allemande qui proscrivent l’adoption uniquement pour un beau-parent de même sexe 4.

La réponse favorable de la gauche française

Les revendications des associations homosexuelles telles que l’APGL (Association de Parents et futurs parents Gays et Lesbiens) créée en 1986 et rassemblant essentiellement des personnes diplômées du supérieur concourent à mettre l’homoparentalité à l’agenda politique et trouvent un écho favorable auprès d’un parti socialiste, longtemps mal à l’aise sur la question de la famille, associée à une vision conservatiste, religieuse de la société, et contraire à l’individualisme « positif », pour reprendre le terme de F.de SINGLY. Dès 1982, l’arrivée de François Mitterrand au pouvoir conduit au retrait de l’homosexualité comme maladie mentale et à sa dépénalisation. Un nouveau pas est franchi en 1999 avec le vote du Pacte Civil de Solidarité au crédit du gouvernement Jospin qui reconnaît, sans le revendiquer toutefois explicitement, la conjugalité homosexuelle. Les vifs débats parlementaires à cette occasion ont permis de porter la question dans la sphère sociale et de réduire l’homophobie, que l’on associe plus volontairement aujourd’hui au racisme par exemple. Il est à noter, à cet égard, que ce nouveau dispositif d’union civile est très majoritairement utilisé par les couples hétérosexuels (95 % des Pacs en 2010) comme une forme de mariage « light ». Enfin, le candidat François Hollande en fait une des mesures applicables après son élection et lance le débat dès l’automne dernier. S’il n’y a pas unanimité sur le sujet, c’est sans doute Christiane TAUBIRA, garde des Sceaux, qui a le mieux résumé la pensée de gauche sur le sujet lors d’un discours de 40 minutes dans l’hémicycle : le projet de loi sur le mariage pour tous est replacé dans la ligne des réformes juridiques marquant la progression de l’égalité des droits, en particulier des femmes, dans une société marquée par un profond idéal démocratique décrit par Tocqueville au XIXè siècle. Mais la prudence reste de mise : si la ministre en charge du dossier Dominique BERTINOTTI se revendique ministre des Familles, la question de l’AMP est repoussée à un projet de loi ultérieur, après avis du comité de bioéthique, examiné à la fin l'année 2013. La recherche de la neutralité vis-à-vis des choix de vie convient à la majorité des Français, lesquels redoutent cependant le désordre d’une famille déjà désinstutionnalisée. Pour le moment, la France a donc franchi un pas supplémentaire dans l’accès à l’adoption, en particulier pour les hommes qui peinent à devenir pères en raison des soupçons de pédophilie qui pèsent sur les célibataires et qui doivent donc généralement recourir à la gestation pour autrui (mères porteuses) à l’étranger ou à la coparentalité (enfant conçu par un homme gay et une femme lesbienne). Les vides juridiques qui entourent certaines situations complexes ne sont donc pas comblés, celui par exemple d’un père biologique qui, après avoir opté pour la coparentalité, ne peut plus voir son enfant en raison de l’obstruction des deux mères. Certains chercheurs5 ont ainsi pu commenter la loi en indiquant ironiquement qu’il s’agit d’une réforme de moyenne portée, paraissant à la fois progressiste, peu coûteuse et détournant l’attention de la population dans un contexte de chômage et de crise …

Une union des « anti » autour de valeurs religieuses

Dans un monde « désenchanté » et rationnel au sens weberien du terme, la vive mobilisation contre le projet n’a pas laissé indifférent. Peu de personnages politiques ou mêmes de partis de premiers plans ont entrepris d’être moteurs dans cette opposition, hormis H.Guaino par exemple. Celle-ci a été essentiellement portée par des associations comme « Alliance Vita », créée en 1993 par Christine BOUTIN opposée à l’euthanasie, au mariage homosexuel et à l’adoption par les couples de même sexe, dirigée aujourd’hui par T.Derville et X.Mirabel. Avec d’autres mouvances, ils organisent un collectif éphémère : la célèbre « Manif pour tous » autour du thème de la nécessité du respect de la parenté biologique et qui rassemblera plusieurs milliers de personnes dans les grandes villes, notamment le 13 janvier 2013. Mais c’est la pétition lancée en février et signée par 700 000 personnes déposée auprès du Conseil Economique, Social et Environnemental (CESE) qui a permis d’obtenir des éléments plus précis sur la composition des opposants au projet. En effet, la carte des signataires montre une densification en Bretagne, dans l’Ouest parisien et globalement à Lyon et Paris. Ces indicateurs attestent de la prédominance des courants politiques de droite (de l’UMP au Front National) mais aussi de la forte influence de l’Eglise de France. Dans le christianisme, toute relation sexuelle n’ayant pas pour objet la procréation est condamnée, ce qui place l’homosexualité parmi les pratiques les plus abominables et répréhensibles. Cette pression religieuse, que l’on peut associer à d’autres discours théologiques, s’est longtemps traduite par la pénalisation de cette orientation, y compris aux Etats-Unis où l’anti-constitutionnalité de la pénalisation de l’homosexualité ne date que de 2003 au niveau fédéral. Comme le rappelle le juriste Daniel BORRILLO, spécialiste de la question de l’homophobie6,plus les avancées légales progressent, plus le discours de l’église se durcit, comme en Espagne. Présentes au plus près des individus, les paroisses ont parfois fait montre d’une grande vigueur et d’une grande modernité afin d’accroître le nombre de signataires : utilisation d’Internet, des réseaux sociaux, recherches de relais auprès des cultes musulmans ou protestants. Si l’on emprunte les termes de C.TILLY, le répertoire d’action collective est ici parti du local pour atteindre un écho national. Il s’est aussi appuyé sur une médiatisation à outrance en les traits du personnage de « Frigide Barjot », alias Virginie MERLE, belle-sœur de l’animateur « Karl Zéro », issue de la riche bourgeoisie lyonnaise, aux fortes traditions catholiques et rattachée à l’ancien RPR.

Un projet de loi, signe d’aboutissement ou de prélude ?

Ainsi, le projet de loi apparaît à la fois comme l’aboutissement d’une lutte en faveur de la condition homosexuelle qui, sans nul doute, a davantage progressé au cours des 25 dernières années qu’au cours des siècles précédents. Il consacre la banalisation de l’homosexualité en France et satisfait ainsi l’ambition égalitaire de gauche. Il coïncide également avec la volonté affichée à droite de réduire les discriminations, envers les individus qui sont libres d’agir dans la sphère privée, tout en leur fermant la porte d’une reconnaissance publique de la filiation. Ce projet entrouvre également la voie à la reconnaissance de familles homoparentales, aujourd’hui peu nombreuses, qui pourront peut-être se développer en accordant à tous le droit à l’enfant, à l’issue d’une réforme globale portant sur la famille. Mais ce conflit social illustre également à quel point les Français paraissent divisés sur la question, et victimes de plusieurs discours qui s’entrechoquent. L’opposition à l’homophobie est affirmée et suit en cela les critères officiels d’entrée dans l’Union européenne mais, dans bien des discours, l’homosexuel, en particulier masculin, reste associé à la dépravation et à la déviance. On ne peut nier le fait qu’aucun consensus n’est ressorti sur la question de la famille : au nom de la primauté du lien biologique, de la crainte de la dislocation de la cellule familiale dans un environnement précaire, la majorité des Français craint un avenir douloureux pour les enfants issus de familles homoparentales et ce, malgré l’existence de nombreuses études, américaines notamment7, qui attestent de leur bonne santé psychique, de leur sociabilité et de la compétence parentale des homosexuels qui ont franchi ce cap. L’enquête récente de la sociologue Virginie DESCOUTURES8 sur le « quotidien des mères lesbiennes » montre ainsi une grande proximité éducative entre ces femmes et les couples hétérosexuels : figure omniprésente du père, issu d’un couple précédent ou géniteur biologique, implication forte dans le travail scolaire, voire même une répartition assez inégale des rôles domestiques entre la mère officielle et la mère non statutaire …

1. G. BUISSON, A. LAPINTE, « Le couple dans tous ses états », Insee Première n° 1435, février 2013.

2. Agnès FINE, « La question de l’adoption par les couples homosexuels » in « Comment va la famille ? », Cahiers français n° 371, novembre-décembre 2012, pp 61-67.

3. Olivier FILLIEULE, « Les mouvements homosexuels » in La France rebelle, Michalon, 2006.

4. J.STOLZ, « Adoption : la Cour européenne des droits de l’homme proscrit la distinction entre hétérosexuels et homosexuels », Le Monde, 20 février 2013.

5. D. HALPERIN, « Etre gay, c’est quelque chose qui se cultive », Le Monde, 16 février 2013.

6. D.BORRILLO, L’homophobie, PUF, Que sais-je ?, 2000.

7. H.VAILLE, « Parents au féminin », Sciences Humaines n° 153, octobre 2004.

8. V.DESCOUTURES, Les mères lesbiennes, PUF, 2010.

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