La zone euro sous tensions

Les investisseurs ont été gagnés par l’inquiétude après la dégradation de la note de la dette grecque et une spirale spéculative s’est enclenchée sur les marchés, obligeant les autorités européennes à s’entendre promptement pour soutenir l’euro et affirmer solennellement le caractère inenvisageable de l’exclusion d’un pays fragilisé. La crise de 2007-2009 avait déjà forcé les Etats européens à mobiliser massivement leurs finances publiques dans le cadre des plans de relance. Ils sont désormais hautement endettés : la moyenne des déficits de la zone euro est de 6,3 % du PIB, mais pour certains pays les déficits approchent les 10 % du PIB voire atteignent les 14 %, tandis que la dette moyenne est de 80 %, une situation inédite en temps de paix. Face à des problèmes structurels bien identifiés, parmi lesquels la faiblesse de la croissance potentielle dans la zone euro, le vieillissement démographique (réduction de la population en âge de travailler) et l’augmentation prochaine des dépenses en termes de santé et de retraite, les marchés financiers ont anticipé les difficultés des Etats à faire face à leurs engagements et spéculé contre les dettes souveraines. D’ores et déjà de nombreux pays européens ont annoncé des mesures drastiques pour assainir leurs finances publiques. 

La zone euro dans la finance globalisée : le coût de la crédibilité

L’euro constituait un projet hautement symbolique pour la construction européenne et un complément idéal du marché unique  en raison de ses bienfaits supposés : diminution des taux d’intérêt au sein de la zone euro (baisse des primes de risque), suppression des incertitudes liées aux fluctuations de change, transparence des prix et plus forte pression concurrentielle, capacité à devenir une monnaie internationale comme le dollar, etc. Même si les Etats acceptaient de transférer leur souveraineté monétaire à une banque centrale indépendante, le fonctionnement clairement asymétrique du système monétaire européen (SME) au bénéfice du mark allemand en atténuait le coût. Sur le plan théorique, le prix Nobel d’économie Robert Mundell montrait que dans un univers de mobilité parfaite des capitaux, il est impossible de combiner des changes fixes et des politiques monétaires indépendantes. Dans un contexte de parfaite mobilité des capitaux, on ne peut combiner la variation des taux d’intérêt et la fixité du taux de change.

La crise récente a réactivé en grande partie le débat public à l’époque de la ratification du traité de Maastricht en 1992 : dans le contexte géopolitique de la réunification allemande, la monnaie unique devenait une nécessité pour ancrer au continent européen la Grande Allemagne après la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’URSS. Traditionnellement averse à l’inflation, l’Allemagne acceptait l’abandon du mark pour une monnaie unique fondée prioritairement sur la stabilité monétaire et le renforcement du couple franco-allemand : à l’époque la France maintenait des taux d’intérêt élevés pour arrimer le franc au mark (désinflation compétitive et politique du franc fort) et recueillir les fruits d’une stratégie durable de taux de change fort et stable. La création de l’euro avait déjà déclenché de virulents débats au cours des années 1990, et l’Union monétaire de l’Europe avait déjà suscité le scepticisme d’économistes de renom, parmi lesquels Milton Friedman ou Robert Mundell. Aujourd’hui, les critiques d’économistes anglo-saxons comme Joseph Stiglitz ou Paul Krugman ont sans doute pesé de manière non négligeable dans l’emballement des marchés financiers.

L’euro, entre projet politique et fragilité institutionnelle

La crise financière avait déjà exercé de puissantes forces centrifuges sur l’euro dans un contexte de grandes divergences macroéconomiques entre les pays de l’euro-système. L’endettement élevé des acteurs économiques entraîne une montée des primes de risques imposées par les marchés financiers, et implique une élévation des taux d’intérêt réels (en période de pressions déflationnistes) qui obère d’autant les marges de manœuvre pour une relance concertée et accroît le service de la dette des pays déjà fragilisés. En effet, depuis les années 1980-1990, la contrainte de crédibilité pesant sur les politiques économiques s’est fortement intensifiée dans le cadre de l’intégration des marchés de capitaux : les opérateurs de marché, soucieux de préserver la valeur des actifs dont ils ont la charge, surveillent et anticipent les risques pays et les agences de notation évaluent les stratégies macroéconomiques des Etats. Tout écart ou inquiétude sur le caractère soutenable de la politique économique (risque de défaut de remboursement, anticipations inflationnistes) peut être sanctionné par les marchés financiers, tandis que la spéculation s’amplifie (notamment des banques d’affaires).

Par ailleurs, la théorie économique énumère un certain nombre de conditions très strictes au fonctionnement harmonieux d’une union monétaire, et qui justifieraient qu’un groupe de pays ait intérêt à choisir une zone monétaire de parités fixes plutôt que conserver des parités flottantes. Dans son « plaidoyer flexibiliste », Milton Friedman montrait que les changes flottants autorisaient une autonomie de la politique monétaire nationale : dans la zone euro, la politique monétaire de la Banque centrale européenne (BCE), dont l’indépendance totale est garantie par les Traités, concentre la souveraineté monétaire en vertu de son caractère fédéral, mais dans une Europe qui demeure largement intergouvernementale. En effet, les Etats membres de la zone euro conservent leur souveraineté budgétaire, même s’ils se sont engagés à une certaine discipline dans le cadre du Pacte de stabilité et de croissance (qui limite les déficits à 3 % du PIB et les dettes publiques à 60 % du PIB). Inspirée de l’orthodoxie monétaire et budgétaire dès l’origine, la gouvernance de la zone euro a souhaité prévenir les comportements de « passager clandestin » des Etats (au sens de l’économiste Mancur Olson) : en effet, si un pays décidait de relancer son économie en laissant filer son déficit, la Banque centrale européenne pourrait décider de relever son taux d’intérêt directeur craignant des tensions inflationnistes (son objectif prioritaire demeurant la stabilité des prix). Le coût en termes de ralentissement économique serait alors socialisé dans toute la zone.

Le déficit d’union politique

Les difficultés du « policy-mix » (la combinaison de la politique monétaire et budgétaire) et les divergences entre souveraineté monétaire et souverainetés nationales constituent des fragilités institutionnelles de la zone euro qui n’ont pas échappé aux opérateurs financiers. La théorie des zones monétaires optimales, que l’on associe à Mundell , énumère les conditions pour que l’union économique et monétaire soit pérenne : la nécessaire mobilité des facteurs de production (travail, capital) au sein de la zone, la présence d’un budget suffisant pour amortir les chocs frappant les économies, la proximité du degré d’ouverture des économies, ou encore les préférences homogènes des pays participants (taux d’inflation, productivité, partage des revenus). La zone euro réunit bien certains critères, comme le degré d’ouverture et l’intensité des échanges commerciaux entre les membres, mais ne remplit pas totalement celui de mobilité des facteurs, et ne dispose pas d’un budget suffisamment important pour exercer les compensations nécessaires en cas de crise. En l’absence d’un réel fédéralisme budgétaire et d’un budget suffisant pour amortir les chocs, la divergence des politiques économiques au sein de la zone explique en grande partie l’hétérogénéité des performances économiques. Les marchés financiers anticipent aussi parfaitement les tensions potentielles au sein du couple franco-allemand sur la question de l’euro, en raison de l’hétérogénéité des préférences : la France spécialisée dans l’exportation de produits de gamme moyenne sensibles à la compétitivité-prix a besoin d’un euro faible pour enrayer la dégradation de son commerce extérieur, alors que l’Allemagne, positionnée sur des produits industriels hauts de gamme se satisfait aisément d’un euro fort qui lui permet d’acquérir des biens intermédiaires à des prix plus faibles. Ce type de divergences avait déclenché de violentes crises monétaires au sein du système monétaire européen en 1992-1993 et de puissantes vagues de spéculation, en acculant de nombreuses monnaies à la dévaluation. 

Vers un gouvernement économique ?

En définitive, la crise de l’euro a réactivé le débat sur le coût de la non-Europe, l’Union se trouvant désormais au milieu du gué, écartelée entre des institutions supranationales sur le modèle d’une Europe fédérale et des Etats-nations jaloux de leur souveraineté budgétaire et peu décidés à tolérer de nouveaux transferts de souveraineté. De nombreuses voix se sont élevées pour appeler de leurs vœux l’établissement d’un réel gouvernement économique et d’un fédéralisme budgétaire qui mettraient un terme aux stratégies non coopératives de concurrence fiscale et sociale eu sein de la zone euro. Si la monnaie unique constitue un solide bouclier contre la brutalité des crises financières, le coût en termes de croissance et d’emploi s’avère élevé en l’absence d’un gouvernement économique qui autoriserait une meilleure coordination des politiques économiques.

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