La montée en puissance des pays émergents : un bouleversement de la géographie de la richesse mondiale

Les grands pays émergents comme les BRICS (un acronyme désignant le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud) sont devenus des locomotives de la croissance mondiale, et ont continué de renforcer leur attractivité face aux pays riches. Depuis la crise de 2008, les écarts de croissance entre les pays développés et les BRICS se sont creusés : si ces pays étaient relativement peu exposés à la crise des subprimes, ils ont néanmoins été affectés par le retrait des capitaux internationaux et par le ralentissement de la demande mondiale, responsable d’une contraction du commerce international (la Chine a ainsi subi une forte chute du commerce extérieur à la suite de la crise des crédits hypothécaires américains). C’est la raison pour laquelle ils ont mis en œuvre des politiques monétaires et fiscales de soutien à la demande globale, ainsi que d’importants plans de relance budgétaires. Cette transmission rapide des chocs aux économies émergentes est le signe d’une intégration plus étroite des économies et la conséquence d’un approfondissement de la mondialisation de l’économie.  

L’émergence des BRICS bouleverse la hiérarchie mondiale et remet en cause la domination historique des pays avancés. Si l’historien de l’économie Kenneth Pomeranz évoquait une « grande divergence » au XIXème siècle, avec le décollage industriel de l’Europe occidentale surclassant de nombreuses nations (dont la Chine), on peut évoquer aujourd’hui une « grande convergence », soit un nouveau grand retournement historique, avec une croissance du PIB par tête des grands pays émergents en moyenne deux fois plus rapide que celle des pays avancés. Pourtant, les écarts de richesse par habitant demeurent très importants entre les différentes régions du monde, et la situation interne des BRICS et des autres pays émergents (Mexique, Turquie, Argentine) reste très hétérogène. Les BRICS comptent 3 milliards d’habitants, soit 40% de la population mondiale, et ils réalisent à eux seuls environ un tiers du PIB mondial. Ils couvrent aujourd’hui un large spectre des productions mondiales (produits manufacturés, matières premières, produits agricoles, services) et ils ont réalisé d’importants efforts d’accumulation des différents capitaux (capital physique, humain, naturel) qui soutiennent aujourd’hui leur rattrapage économique. De plus, ils ont réalisé une montée en gamme dans la division internationale du travail en se spécialisant progressivement dans les biens incorporant davantage de technologies. Ils sont désormais totalement intégrés à ce que l’on nomme la mondialisation des chaînes de valeur, avec l’assemblage de nombreux produits vendus par les firmes occidentales.

A partir des années 1990, les mutations de l’environnement international ont offert aux économies émergentes de nouvelles opportunités : la libéralisation des échanges internationaux et la révolution des technologies de l’information et de la communication (TIC), conjugués à la baisse des coûts de transport et de communication, leur ont permis de s’insérer dans une division du travail de plus en plus fine, en jouant sur leurs avantages comparatifs (faiblesse du coût du travail, fiscalité réduite). L’exemple des BRICS montre ainsi que l’insertion dans les échanges mondiaux peut constituer un puissant levier de la politique du développement, et aider à l’élévation des niveaux de vie et à la réduction de la pauvreté.

La montée de la classe moyenne émergente

L’augmentation du revenu moyen et la diminution du niveau de pauvreté absolue dans les pays émergents, en particulier ces dix dernières années, suggèrent qu’une proportion croissante de la population mondiale n’est ni riche ni pauvre par rapport aux normes nationales mais se situe dans le milieu de l’échelle des revenus. Apparaît alors aujourd’hui ce que l’on pourrait appeler une classe moyenne mondialisée qui va fortement influencer la croissance mondiale dans les années à venir. En 2012, la « classe moyenne » comptait environ 1,8 milliard d’individus, l’Europe (664 millions), l’Asie (525 millions) et l’Amérique du Nord (338 millions) représentant le nombre de personnes le plus important appartenant à ce groupe. La « classe moyenne émergente » des pays en développement joue (et jouera) un rôle économique et social déterminant, puisqu’elle représente un moteur de croissance, surtout dans les pays les plus grands comme la Chine ou l’Inde, mais aussi en Afrique subsaharienne, dont certains pays ont accéléré leur développement par une insertion réussie dans les échanges mondiaux. Les classes moyennes ont toujours accumulé du capital, qu’il soit physique (usines, équipements ou logements) ou humain (éducation ou santé). Si les classes moyennes constituent un moteur de la consommation et de la demande intérieure, elles pourraient jouer aussi un rôle social déterminant en poussant progressivement au renforcement des systèmes de protection sociale. En effet, elles sont réputées soutenir la démocratie et les partis politiques progressistes mais modérés, au nom d’un certain conservatisme social, au sens de ce que décrivait déjà Alexis de Tocqueville au XIXème siècle pour l’Europe et les Etats-Unis. Paradoxalement, si la classe moyenne se développe rapidement dans les pays émergents, elle s’amenuise dans les pays riches sous l’effet de la crise et du creusement des inégalités économiques.

Les projections réalisées indiquent que les BRICS devraient à l’avenir peser de plus en plus lourd dans les transformations de l’économie mondiale (sur les marchés, sur les prix, sur les ressources disponibles) : à mesure que leur poids économique va converger vers leur poids démographique, leur croissance économique exercera des pressions fortes sur la demande mondiale d’énergie, de matières premières, de produits alimentaires et de terres agricoles. Par ailleurs, l’entrée des BRICS dans la compétition internationale a entraîné une forte augmentation de la force de travail globale, et, conjugué au progrès technique, exercé de fortes pressions à la baisse sur la rémunération des travailleurs les moins qualifiés à l’échelle mondiale (et au sein des BRICS eux-mêmes). Si cet effet devrait à terme s’estomper avec une certaine convergence des coûts salariaux (et donc une réduction de leur avantage sur les pays occidentaux), la concurrence des BRICS continuera à se faire nettement ressentir dans certains secteurs de l’industrie des pays avancés durant de longues années. L’adoption par les BRICS des modes de consommation des pays avancées posera d’ailleurs de redoutables questions quant à la soutenabilité du développement face aux enjeux environnementaux et à la flambée des prix des matières premières.

Le décollage de la Chine

L’arrivée de la Chine dans la compétition économique mondiale a profondément bouleversé les équilibres : depuis 1978, date de l’accession au pouvoir de Deng Xiaoping après la mort du président Mao, le PIB a décuplé et le volume des exportations a considérablement augmenté (multiplié par 40). Puissance démographique, la Chine est devenue une véritable puissance économique et commerciale avec des taux de croissance du PIB record situés aux alentours de 10% en moyenne chaque année, accompagnés d’un taux d’inflation faible et d’un chômage officiellement bas. Le pays a opéré une spécialisation productive notamment dans les produits textile, l’électrique, l’électronique grand public, les jouets et les appareils électroménagers qui inondent les marchés des pays européens et américains. La transition vers le capitalisme et le marché s’est appuyée sur un volontarisme des autorités politiques : si celles-ci demeurent autoritaires, ce modèle permet à la direction du Parti communiste de piloter le développement économique (légitimation de la recherche du profit) en étouffant les revendications sociales. La Chine dispose d’un très important réservoir de main d’œuvre et la politique de l’enfant unique imposée aux familles a permis de contrôler la croissance démographique. Si la Chine ne dispose pas d’infrastructures financières aussi développées que dans les pays riches (ce qui implique un volume important de placements financiers vers le marché financier américain notamment), elle peut compter sur l’abondance de l’épargne et ses excédents commerciaux pour investir et notamment dans ses infrastructures publiques (routes, ponts, voies fluviales). La Chine a su bénéficier également des transferts de technologies permis par les investissements directs étrangers (IDE) des pays occidentaux, et l’ouverture internationale (d’abord autour des zones côtières à la fin des années 1970) a permis de doper le commerce international et de faire émerger de puissantes firmes multinationales.

La Chine a ainsi développé depuis longtemps le commerce avec les pays asiatiques et l’Inde, et joue un rôle moteur pour la croissance de la zone. Mais la croissance chinoise comporte de nombreuses faiblesses et alimente les incertitudes : une faible capacité d’innovation (le pays rattrape les pays avancés dits de la « frontière technologique » par un processus d’imitation), des systèmes financiers encore embryonnaires, des inégalités internes très fortes (notamment entre les villes et les campagnes) puisque malgré la réduction de la pauvreté, la montée d’une classe moyenne urbanisée et l’enrichissement d’une élite, le niveau de vie moyen reste encore faible. Par ailleurs, depuis de nombreuses années, les déséquilibres entraînés par la croissance chinoise inquiètent les observateurs, avec une pression sur les ressources minières et la consommation d’énergies, une inquiétude en matière de risques environnementaux engendrés par ce développement accéléré (émission de gaz à effet de serre, dioxyde de carbone, pollution des fleuves, pénurie d’eau en Chine du Nord, etc.), ajoutés aux incertitudes concernant la stabilité politique et la contestation sociale qui pourrait se développer en raison du creusement des inégalités et du dualisme social, avec des aspirations possibles à davantage de démocratie politique. De plus, à partir de 2015, le dynamisme démographique devrait s’estomper et la population d’âge actif diminuer, tandis que des goulets d’étranglement et des pénuries de main d’œuvre pourraient apparaître.

En cette fin d’année 2014, on évoque d’ailleurs un ralentissement brutal de la croissance chinoise qui pourrait largement peser sur la croissance du PIB mondial, et compromettre la reprise économique dans les pays avancés.

Vers un rééquilibrage de la gouvernance mondiale ?

Les BRICS revendiquent depuis quelques années un poids politique dans les instances internationales plus conforme à leur poids économique. Le groupe BRICS a réussi à véritablement s’imposer dans la négociation à partir de la crise et des réunions du G20 en 2008 : ils peuvent faire désormais entendre leur voix dans le concert des nations et vont sans doute largement contribuer à remodeler la gouvernance mondiale. Les BRICS sont très présents dans les instances du commerce mondial (entrée de la Chine à l’OMC en 2001 et de la Russie en 2012), où ils défendent le multilatéralisme et l’ouverture des marchés, et n’hésitent pas à bloquer les négociations avec les partenaires du Nord, comme les Etats-Unis et l’Union européenne. Mais on assiste également à des efforts de coopération entre pays émergents qui s’organisent, ce qui accentuera la tendance à la régionalisation de l’économie mondiale : en 2011, un premier Sommet des BRICS a eu lieu et, en 2012, un projet de création d’une Banque de développement au Sud a vu le jour et a été définitivement adopté en juillet 2014. Il aura pour but de mener des investissements en infrastructures publiques et en matière de développement durable et de croissance verte. Par ailleurs, de nombreux accords commerciaux et de partenariats (dans l’énergie et les transports principalement) entre les pays émergents sont prévus (la Chine est ainsi devenue le premier partenaire commercial du Brésil). Il subsiste néanmoins des tensions et des points de désaccords entre les pays émergents, et en particulier en matière de politique de change, avec la crainte d’une prochaine « guerre des monnaies » régionale (voire mondiale) si, à terme, les intérêts nationaux l’emportent sur les efforts de coopération.

Bibliographie

•Pascal Rigaud, Les BRICS, Bréal, 2014.

•Andrea Goldstein, Françoise Lemoine, L’économie des BRIC, La Découverte, 2014.  

•Pierre Salama, Des pays toujours émergents ? La Documentation française, 2014.  

•Journal Le Monde (mai 2014) : http://www.lemonde.fr/economie/article/2014/05/02/les-grands-pays-emergents-pesent-pour-un-tiers-du-pib-de-la-planete_4410574_3234.html

•Revue Sciences humaines (janvier 2013) :  http://www.scienceshumaines.com/ces-pays-emergents-qui-font-basculer-le-monde_fr_27711.html

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