L’invasion russe en Ukraine : comment l’histoire éclaire le présent

Quelques repères sur l’histoire de l’Ukraine

(Cartographie issue d’Internet)

 

Les références historiques tiennent une grande place dans la guerre qui se déroule en Ukraine, depuis l’invasion du pays par l’armée russe le 24 février 2022.  Des récits divergents du passé sont également plus ou moins relayés par les médias de chaque camp. Aborder l’histoire de l’Ukraine est donc complexe, mais nécessaire, et on insistera sur quelques points de repère particuliers pour tenter de mieux comprendre le présent.

Des différences de lecture du passé existent entre la Russie et l’Ukraine d’une part, et à l’intérieur même de l’Ukraine d’autre part, où se confrontent des mémoires antagonistes, de Lviv au Donbass. Certaines portent sur des enjeux plus forts que d’autres et constituent « de véritables nœuds historiques », qui ne sont pas toujours tranchés.

1. La question des origines, discutées notamment entre Kiev et Moscou

Elle concerne non seulement la création du premier Etat slave en Europe orientale, mais aussi celle de la religion et de la langue.

Les Slaves arrivent au 1er siècle de notre ère dans les régions occupées jusqu’alors par les Sarmates, installés au nord de la mer Noire, tandis que les Scythes s’étaient fixés plus à l’est, et les Parthes plus au sud (ancienne Perse). Ils partagent à l’époque une langue commune.

De grands mouvements migratoires se produisent dès le IVe siècle avec l’arrivée des Huns au nord de la mer Noire. Les Slaves « profitent » ensuite du départ des Goths vers l’ouest pour s’installer sur les territoires actuels de l’Ukraine et de la Moldavie, ainsi qu’au nord du Danube et jusqu’au bassin de l’Elbe.

C’est au VIe siècle que l’on peut faire débuter l’histoire des Slaves en tant que groupe ethnique spécifique : les témoignages sont alors nombreux dans les sources byzantines à leur sujet et le nom de « Slaves », inconnu jusqu’alors, y apparaît. Ces déplacements amènent aussi l’émergence de groupes linguistiques différents. Les peuples slaves sont alors décrits comme sédentarisés, organisés autour de chefs militaires entourés d’assemblées de guerriers, et les conflits sont fréquents entre les différents groupes. Au VIIIe siècle, certains d’entre eux émergent plus particulièrement et les contacts commerciaux se développent vers le nord avec les Vikings (ou Varègues) et au sud avec les Byzantins.

En 862, las des incessantes querelles et des guerres qui les affaiblissent, les chefs des tribus slaves font appel à un prince capable de « régner sur eux et de juger selon le droit ». C’est le début d’un processus de structuration d’un Etat puissant centré sur la vallée du Dniepr : Rurik, puis son fils Igor, mais surtout Oleg, prince de Novgorod qui s’empare de Kiev en 882, puis les princes Vladimir le Grand ((980-1015) et Iaroslav le Sage (1019-1054).

 

Plusieurs  faits majeurs marquent cette période : l’affirmation de la puissance militaire de la principauté de Kiev, qui intervient dans les affaires de Byzance, repousse les menaces venues de l’est (les Petchenègues et les Khazars par exemple) et étend son aire d’influence jusqu’à la Caspienne ; la conversion au christianisme du prince Vladimir en épousant une princesse byzantine et la christianisation progressive de la principauté de Kiev ; la fidélité au christianisme byzantin après « le schisme de 1054 » qui consacre la séparation entre l’Eglise catholique d’Occident sous l’autorité de Rome et de l’Eglise orthodoxe d’Orient sous l’autorité de Constantinople.

Cette dernière utilise le slavon dans sa liturgie, langue écrite commune aux slaves et adaptée à l’oral au IXe siècle par Cyrille et Méthode, deux moines grecs, pour l’évangélisation des slaves. Ils adaptèrent l’alphabet grec au slavon, ce qui donna l’alphabet glagolitique, qui donna lui-même plus tard l’alphabet dit cyrillique.  La langue écrite ou vieux slave est la langue d’origine des peuples slaves et se fractionne à partir du Xe siècle pour donner naissance vers le XIVe siècle au russe, à l’ukrainien et au biélorusse, qui font partie du groupe linguistique appelé « slave oriental ».

Cet Etat florissant, porteur d’une brillante civilisation byzantine, se fractionne à partir du XIIe sous l’effet conjugué des conflits de succession et des querelles internes, des menaces extérieures également. L’éclatement est achevé avec l’invasion mongole (1237-1240) en plusieurs principautés, dont celles de Novgorod, de Vladimir-Souzdal et de Galicie-Volhynie.  Elles sont politiquement indépendantes, mais gouvernées par des branches de la même dynastie, et unies par la culture, la langue et la religion.

 

Plusieurs débats se développent sur ces questions.

On s’interroge tout d’abord sur le rôle des Varègues dans la création de la « Russ’ de Kiev » : Rurik, chef d’un groupe de Varègues appelés Russ, est le fondateur plus ou moins légendaire de Kiev, et de son empire, auquel on donne aussi le nom de Russ’. Après avoir été niée à l’époque soviétique, cette influence est désormais considérée comme réelle mais nuancée : les Varègues étaient bien présents, à la fois comme mercenaires et comme commerçants sur la « Voie des Varègues aux Grecs », la dynastie kiévienne porte bien des noms scandinaves. Mais il existait sans doute un cadre préexistant et l’origine du mot Russ’ lui-même fait l’objet de nombreuses discussions.

Une autre controverse porte sur les rapports que les Slaves entretiennent avec les peuples de la steppe. L’opposition fut sans doute moins frontale qu’on a pu le penser et il y eut des situations très diverses : des conflits bien sûr, mais aussi des phénomènes d’assimilation, des alliances temporaires… Une exception cependant : l’invasion mongole, qui acheva bien d’accélérer le déclin de la principauté de Kiev.

Le troisième débat concerne l’héritage de la principauté de Kiev, entre Biélorussie, Ukraine et Russie, que chacun revendique (voir également ci-dessous). L’Ukraine le fait par le biais de la Galicie-Volhynie, puis de la Lituanie et considère l’adoption au milieu du XVIIe siècle par la Moscovie du nom de Russie comme une sorte de captation abusive d’héritage. La Russ’ de Kiev est une création autonome, spécifique, qu’il ne convient pas d’identifier comme un ancêtre du futur empire russe des Romanov. Pour les Russes au contraire, la filiation est évidente : la Russ’ de Kiev est la première forme de l’État qui se développera plus tard à partir de la Moscovie. Les principautés de Novgorod et de Vladimir-Souzdal, issues du fractionnement de la Russ’ de Kiev, sont conquises par la Moscovie qui en adopte symboles et culture. Tout s’accélère avec la chute de Constantinople, et Moscou se considère désormais comme la troisième Rome.

En réalité, la Russ’ de Kiev n’a jamais été un Etat national au sens moderne du terme et son héritage n’a pas été capté de manière uniforme : des processus d’ethnogenèse étaient déjà à l’œuvre et des interprétations très différentes se sont développées à l’ouest dans le cadre de la grande principauté lituanienne puis de l’ensemble polono-lituanien, et à l’est dans le cadre de la Moscovie, puis de l’empire russe.

2. La grande diversité des territoires des slaves orientaux (XIIe-XIXe siècles)

A la fin du XIIe siècle, les principautés de Galicie et Volhynie se constituent sur un territoire qui correspond à l’Ouest de l’Ukraine actuelle. Elles forment un puissant royaume qui attire des commerçants juifs et arméniens, ainsi que des artisans allemands, et étend son pouvoir jusqu’à Kiev. Il connaît cependant aussi des périodes d’anarchie, dont profitent ses puissants voisins. La Galicie est conquise par le royaume de Pologne, tandis que le grand-duché de Lituanie, lui, s’empare de la Volhynie. L’ancien Etat kiévien est disloqué et subit des influences variées. Ces territoires sont considérés par les Ukrainiens comme des précurseurs de leur pays, les Russes comme des territoires russes, tandis que les historiens les classent comme territoires « des slaves orientaux ».

En 1569 se constitue l’Union de Lublin qui unit le grand-duché de Lituanie et la Pologne sous le nom de République des Deux Nations, et l’autorité d’un roi commun élu par les deux pays. C’est l’apogée de cette entité politique et l’Union dure jusqu’à la fin du XVIIIe siècle.

Mais la Pologne et la Russie s’opposent durant une grande partie du XVIIe siècle et plusieurs territoires sont contestés, où le pouvoir est flou, et où les cosaques ukrainiens jouent un rôle complexe : orthodoxes, ils se heurtent au pouvoir polonais catholique, mais veulent garder la plus large autonomie possible vis-à-vis de Moscou.    

En 1648 éclate la grande révolte du cosaque Bogdan Khmelnytsky, qui se tourne vers la Russie pour obtenir de l’aide. Cette dernière accepte, mais l’interprète plutôt comme un acte d’allégeance en développant l’idée d’une libération des « frères ukrainiens » du joug polonais. Les cosaques ukrainiens forment un territoire autonome appelé hetmanat sur la rive gauche du Dniepr, qui passe sous la « protection » de Moscou en 1654 (accords de Pereïaslav) tandis que la rive droite du Dniepr reste sous l’influence de la Pologne. Kiev revient à la Russie en 1686 bien que sur la rive droite du Dniepr. Pour Bogdan cependant, et pour les Ukrainiens de façon plus générale, ce n’est pas un acte d’allégeance mais plutôt l’amorce d’un premier Etat ukrainien indépendant depuis la dislocation de la Russ’ de Kiev.

Cette situation est remise en cause dans la 2de moitié du XVIIIe siècle avec l’affaiblissement des Ottomans et des Tatars, ainsi que la disparition de la Pologne. Catherine II poursuit la politique d’expansion territoriale entamée par ses prédécesseurs, parvient à s’emparer d’une partie de la rive nord de la mer Noire et du Khanat de Crimée. Elle repousse vers l’ouest les frontières de l’empire russe grâce aux partages de la Pologne : désormais une grande partie de l’actuelle Ukraine ainsi que la Biélorussie sont en territoire russe. Des villes sont créées : Marioupol, Sébastopol, Odessa … Ce territoire prend le nom de nouvelle Russie, et la Crimée prendra celui de gouvernement de Tauride.

Les cosaques, quant à eux, perdent définitivement leur autonomie et occupent progressivement la Sibérie : le détroit de Béring et l’Alaska sont atteints au milieu du XVIIIe siècle.

L’Ouest de l’Ukraine, sous la tutelle des Habsbourg depuis le dernier partage de la Pologne, est autorisée à garder sa culture et sa langue (surtout après la Constitution de 1867). Il s’agit aussi pour Vienne de lutter contre la propagande panslaviste venue de Saint-Pétersbourg. Par contre, les territoires de l’actuelle Ukraine situés dans l’empire russe, comme toutes les provinces non-russes de l’empire des Romanov, connaît une intense politique de russification au cours du XIXe siècle : les décrets se succèdent pour limiter puis interdire l’usage de la langue ukrainienne, considérée comme un dialecte inférieur au russe, ou « dialecte petit russe ». Selon Nicolas II, « il n’y a pas de langue ukrainienne, juste des paysans analphabètes parlant peu le russe ».

 

Partages de la Pologne                     

          

Enfin, des spécificités religieuses se dessinent durant cette période : à la fin du XVIe siècle, se constitue une Eglise gréco-catholique sur le territoire qui dépend alors de la République des Deux-Nations. Il s’agit de chrétiens de rite byzantin qui ont rompu avec le patriarcat de Constantinople, refusent de reconnaître celui de Moscou et se placent sous l’autorité de Rome. D’où son nom d’uniate : cette Eglise de rite byzantin s’est unie à Rome par l’Union de Brest en 1596 (qui n’est pas reconnue par Rome cependant).

Ainsi, les multiples morcellements et recompositions que connaissent les différents territoires d’Europe orientale, dont ceux issus de la Russ’ de Kiev, et ceux de l’actuelle Ukraine, rendent extrêmement complexes les représentations spatiales. Plusieurs régions d’Ukraine portent des spécificités historiques très nettes : la rive gauche du Dniepr, largement russifiée ; le sud ou « Nouvelle Russie » de Catherine II également russifiée mais sur fond d’héritages ottomans et tatars ; la rive droite du Dniepr, avec une large influence polonaise notamment dans les villes ; la Galicie enfin avec une plus large autonomie des Ruthènes (nom donné alors aux Ukrainiens) mais aussi une forte l’hostilité à la Pologne.

 

3. L’Ukraine de 1917 à 1991, entre indépendance, autonomie(s) et intégration à l’URSS

En dépit de cette grande diversité de situations, un mouvement national ukrainien se constitue au milieu du XIXe siècle en Galicie autrichienne notamment, et plus difficilement en Russie. L’autocratie n’accorde que peu de concessions aux Ukrainiens après la révolution de 1905 et l’industrialisation attire de nombreux Russes dans l’Est et le Sud de l’Ukraine, ainsi qu’à Kiev. Avec la Première Guerre mondiale, des bouleversements particulièrement importants modifient profondément les équilibres : les trois empires structurant l’Europe centrale et orientale disparaissent, le principe des nationalités s’affirme, la révolution bolchevique prône initialement de nouveaux rapports entre les peuples.

Les divers courants nationalistes ukrainiens ne parviennent cependant pas à s’unir durablement. Ceux de l’empire austro-hongrois fondent une république en Galicie, tandis que ceux de l’empire russe proclament leur autonomie. Les deux entités se réunissent pour former la République populaire d’Ukraine occidentale qui comprend la Galicie ukrainienne (mais pas la Galicie polonaise), une partie de la Ruthénie et la Bucovine. Elle ne reconnaît pas la révolution d’octobre et les bolcheviks, plutôt implantés à l’Est et dans le Sud de l’Ukraine « russe », favorisent la création de petites républiques soviétiques à Odessa, Donetsk ou en Crimée. Ces derniers combattent aussi l’indépendance proclamée par la République populaire d’Ukraine et soutiennent la République soviétique d’Ukraine, proclamée en mars 1918 avec Kharkov comme capitale et réunissant les petites républiques soviétiques qu’ils ont aidées.

Mais la fin de la guerre complique encore la donne : suite aux accords de Brest-Litovsk de mars 1918, l’armée allemande occupe le pays et joue la carte du nationalisme ukrainien, tout en mettant la main sur les richesses naturelles. L’effondrement de l’empire russe ainsi que la guerre civile qui s’en suit provoquent la multiplication des camps en présence : armée rouge contre armées blanches du général Denikine soutenu par les Français qui débarquent à Odessa, troupes anarchistes de Makhno, factions ukrainiennes diverses ... La situation est extrêmement confuse et s’accompagne de nombreux pogroms. Les bolcheviks l’emportent définitivement au printemps 1919.

Suite à la disparition de l’empire austro-hongrois, à la renaissance de la Pologne et aux modifications de frontières issues des traités de paix, la partie autrichienne de l’Ukraine, avec Lviv pour capitale, est intégrée à la Pologne en 1921 après de rudes combats. La partie anciennement hongroise vote son rattachement à la Tchécoslovaquie tandis que la Bucovine agrandit la Roumanie.

En 1922 est fondée l’URSS avec quatre Républiques socialistes soviétiques : Russie, Biélorussie, Transcaucasie et Ukraine (qui ne correspond pas encore à l’actuel territoire du pays, notamment pour sa frontière occidentale). L’Ukraine est donc soviétique à partir de cette période, et le principe du droit à l’autodétermination affirmé par le nouveau régime est appliqué très diversement en fonction de la situation géographique, de l’importance économique de la région, de l’environnement international … Au début des années 20, la langue ukrainienne est rétablie comme langue officielle. Staline, en charge à l’époque de la

question des nationalités, reconnait « que la nation ukrainienne existe réellement » et on assiste à une certaine renaissance culturelle. Mais l’Ukraine, région frontalière la plus riche de l’ancien empire tsariste, reste politiquement « fragile » aux yeux de Moscou pour ses aspirations à l’autonomie ou à l’indépendance. On promeut certes les élites nationales mais « nationales par la forme, soviétiques sur le fond » et on réprime les « nationalismes bourgeois ».

Les années 30 marquent un tournant politique radical avec la collectivisation forcée des terres et l’industrialisation accélérée voulues par Staline. La collectivisation, décidée en 1930, suscita de nombreuses oppositions dans les régions agricoles les plus prospères et notamment en Ukraine. Pour briser leur résistance, le régime soviétique prend une série de mesures qui culminent durant l’hiver 1932-33 (réquisitions systématiques massives, arrestations, bouclage des villages avec interdiction de les quitter …) qui aboutissent à une terrible famine qui fait plus de 5 millions de morts. Le parti communiste ukrainien est purgé de ses éléments les moins favorables à la politique menée et les élites urbaines sont aussi décapitées, tandis que Staline considère la paysannerie comme le principal ennemi du régime soviétique et comme le point focal du mouvement national voire du séparatisme.

La Seconde Guerre mondiale est aussi une période très complexe. Les Ukrainiens de Pologne ont gardé une certaine autonomie, mais le pays est doublement envahi en septembre 1939 : à l’ouest par les armées allemandes qui poursuivent la liquidation du traité de Versailles ainsi que la conquête de « l’espace vital » et à l’est par l’armée rouge, qui vient officiellement libérer la paysannerie de l’aristocratie polonaise (pacte germano-soviétique). Des mouvements indépendantistes ukrainiens s’y étaient maintenus ou développés pendant l’entre-deux-guerres, avec des tendances parfois assez radicales. Le 22 juin 1941, l’armée allemande attaque l’URSS (plan Barbarossa), et, après trois semaines de combats, occupe la Lettonie et la Lituanie, la Biélorussie, presque toute la Moldavie et l’Ukraine de la rive droite du Dniepr. Le reste de l’Ukraine est conquis à l’automne (Kiev est encerclée en septembre). Après un coup d’arrêt devant Moscou, l’offensive allemande reprend en 1942 et toute l’Ukraine de la rive gauche du Dniepr est occupée. Certains nationalistes ukrainiens « ultra » (autour de Stépan Bandera par exemple ou des SS de Galicie) espèrent obtenir leur indépendance et collaborent avec l’ennemi : Bandera crée la légion ukrainienne sous commandement de la Wehrmacht. Certains – comme dans d’autres pays occupés - participent à la mise en œuvre de l’extermination des Juifs (Shoah par balles notamment, pour un total de plus d’un million de victimes). Mais les slaves sont considérés comme des « sous-hommes » par l’idéologie nazie et les brutalités de l’envahisseur favorisent aussi les résistances : l’armée des insurgés ukrainiens hostile aux Allemands et à l’URSS d’un côté (le souvenir de la grande famine ayant un rôle déterminant), et les partisans soviétiques anti - fascistes de l’autre. L’OUN - Organisation des Nationalistes Ukrainiens – poursuit sa lutte anti-communiste jusqu’en 1947 et l’Ukraine occidentale n’est pacifiée qu’en 1950. Il y a donc plusieurs récits ainsi que plusieurs mémoires de la Seconde Guerre mondiale, et des clivages importants existent encore.

L’après Seconde Guerre mondiale voit s’effectuer les dernières modifications de frontières qui profitent à l’Ukraine dans le cadre de la victoire de l’armée rouge en Europe de l’Est et des remaniements territoriaux qui en résultent. Elle s’accompagne aussi de déportations massives de populations accusées par Staline de collaboration avec l’ennemi (comme les Ukrainiens et les Tatars de Crimée) tandis que l’immigration russe se renforce en Ukraine orientale. En 1954, Khrouchtchev « donne » la Crimée, qui garde un statut spécial et à l’exclusion du port de Sébastopol qui reste directement lié à Moscou. Il s’agit de célébrer le 300e anniversaire des accords de Pereïaslav qui marquaient l’union entre la Russie et les provinces ukrainiennes de l’époque. Et, sans doute aussi, d’augmenter le nombre de russophones (majoritaires dans ce territoire) dans la République d’adoption du premier secrétaire du PCUS.

La fin de la période soviétique est enfin marquée par la catastrophe nucléaire de Tchernobyl en 1986. Le bilan, en partie dissimulé par les autorités, est très lourd en dépit d’un important travail de décontamination pour atténuer les conséquences de la radioactivité.

 

4. La deuxième indépendance de l’Ukraine, depuis 1991

            La sortie de l’URSS s’effectue entre 1989 et 1991 au terme d’un processus démocratique (référendum du 1er décembre 1991 avec 92% de votes favorables à l’indépendance). Elle se déroule aussi dans le cadre de la dislocation de l’URSS, actée par les accords de Minsk du 8 décembre 1991. En 1994, par le mémorandum de Budapest, l’Ukraine abandonne son arsenal nucléaire en échange des garanties de sécurité fournies par les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la Russie.

            La situation politique et territoriale du pays semble se stabiliser en dépit de clivages internes importants et de questions non résolues (dont celle du statut de la Crimée). Un équilibre fragile entre l’Est et l’Ouest se met en place dans les années 90 : rapprochement avec l’UE et signature d’un accord de partenariat et de coopération en juin 1994 ; puis rapprochements avec Moscou, sur fond d’effondrement économique. En 2004, se produit la « révolution orange » au cours de laquelle ressurgit nettement l’opposition entre deux visions de l’Ukraine indépendante et deux parties de la société ukrainienne : une vision pro-européenne et occidentale, plutôt à l’Ouest, et une vision pro-russe, plutôt dans l’Est du pays.

Avec l’arrivée au pouvoir du pro-occidental ViKtor Iouchtchenko, élu après l’annulation de la victoire du pro-russe Ianoukovytch, les relations se tendent avec la Russie de Vladimir Poutine sur fond de conflit gazier. La vie politique est marquée par de nombreuses crises, et de nombreuses accusations de corruption. Le nouveau président présente la présence russe comme une occupation et développe un récit ukrainien plutôt « nationaliste » de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale : Bandera est promu héros national, notamment en Galicie, les Ukrainiens « soviétiques » et leur rôle pendant la guerre sont minorés, les crimes de guerre commis par des nationalistes ukrainiens radicaux sont passés sous silence. Un certain révisionnisme qui efface la collaboration active de « nazis ukrainiens » se développe dans les discours officiels. L’Holodomor (la grande famine des années 30), identifié comme génocide, prend une place grandissante dans le nationalisme actuel. Mais, s’il est accepté comme tel dans la partie occidentale qui n’a pas été collectivisée, il est refusé à l’Est qui en a pourtant le plus souffert (les monuments n’y comportent pas de mentions accusatrices contre le régime communiste : à Marioupol, on évoque les victimes de la famine et non d’un génocide planifié par le régime soviétique). Ainsi, même la mémoire de l’Holodomor, qui est à la base du nationalisme actuel, n’est ni consensuelle ni unificatrice.

            En 2013, suite à de fortes pressions de Moscou, l’Ukraine renonce à signer le second accord d’association avec l’UE et relance un dialogue actif avec Moscou. La décision du président de l’époque Viktor Ianoukovytch est contestée lors de puissantes manifestations (révolution de Maïdan), qui le contraignent au départ en février 2014. Salué comme une victoire de la démocratie, le mouvement est dénoncé à l’Est comme un coup d’Etat. Quelques jours plus tard, la Russie annexe la Crimée, au terme d’un processus (référendum d’auto-détermination, et déclaration favorable du parlement de Crimée) non reconnu par la communauté internationale. Le nouveau président Porochenko s’efforce de lutter contre la corruption et le clientélisme, mais doit aussi porter une attention particulière à la situation dans le Donbass où les séparatistes aidés par la Russie infligent dans un premier temps d’importants revers à l’armée ukrainienne avant de poursuivre les combats sous forme de guerre larvée. En 2019 est élu un candidat non issu de la classe politique, V. Zelensky. Acteur comique de son état, il incarne la rupture avec un système politique qu’il dénonce comme corrompu et peu efficace, bien que son programme initial reste assez flou.

La genèse de la nation ukrainienne a donc été un processus long et complexe. Son histoire donne des clés de compréhension mais son instrumentalisation est de nature à la diviser encore davantage. Reconnaître les diversités, notamment issues du passé, sans rechercher de « responsabilités historiques » (bien difficiles à établir de toutes façons) apparaît donc nécessaire à la construction de l’Ukraine contemporaine.

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