Inclassable tabac ... bien de consommation et enjeu de santé publique

Inclassable tabac … bien de consommation et enjeu de santé publique.

Cette innovation qui permet de reproduire la gestuelle du fumeur y compris dans les lieux publics car contenant de la nicotine mais ni goudron ni particule solide, a été lancée et brevetée en 2005 par un improbable diplômé en pharmacie chinois Hon LIK (1). Elle a séduit les fumeurs du monde entier, convertis en « vapoteurs ». Comme l’a tranché le Parlement européen le 8 octobre dernier, à l’encontre du souhait de la Commission européenne, la e-cigarette demeurera en vente libre – hormis pour les mineurs - en tant que produit dérivé du tabac mais interdite de publicité.

L’occasion nous est ainsi donnée de revenir sur l’un des plus grands paradoxes de santé publique du monde moderne : la commercialisation en vente libre des cigarettes, un produit notoirement nocif et donc collectivement coûteux. Le thème se révèle extrêmement riche d’un point de vue économique et sociologique. Peut-on parler d’une rationalité du fumeur ? Comment se porte l’industrie du tabac en France, face à une consommation en baisse sur le long terme ? Quelles logiques d’action suivent les pouvoirs publics qui accumulent des rentrées fiscales tout en accomplissant une œuvre de réduction de la consommation par l’incitation des prix ? Peut-on parler d’injustice sociale à l’issue d’une hausse de la taxation ?

La vente de tabac : le grand paradoxe

Le tabac est un produit particulier : ni aliment, ni médicament, ni drogue illicite … Comme l’indique l’Institut National de Prévention et d’Education pour la Santé (INPES) – organisme de santé publique créé en 2002 et chargé de mettre en œuvre des politiques d’information et de prévention -, il constitue un grand paradoxe pour les militants de la santé publique : « si le tabac était découvert aujourd’hui, il serait automatiquement interdit. Son usage en tout lieu est un accident de l’histoire qui ne peut être corrigé par une impossible prohibition » 2 .

En France, un tiers des 15-85 ans – soit 15 millions de personnes - se déclarent fumeurs en 2010, quotidiennement à 85 %. Le coût sanitaire de cette consommation se révèle très élevé : c’est la première épidémie sanitaire évitable dans le monde selon l’OMS. En France, malgré la diminution de la consommation – évoquée plus bas -, le tabagisme est la première cause de mortalité évitable car responsable de 90 % des cancers du poumon et de 73 000 décès prématurés.

Quelle est l’origine du produit ? Si le tabac est découvert par Christophe Colomb au XVIè siècle, la vente de « cigarettes » ne date que du milieu du XIXèsiècle en provenance d’Espagne – le mot apparaît sous la plume de Balzac en 1831. La première fabrique de tabac s’installe à Paris en 1829, la production s’industrialise vers 1840 mais le produit devient populaire après la première, puis surtout la deuxième guerre mondiale, sous l’influence américaine. Comme toute innovation, son usage s’apparente d’abord à une forme de distinction qui est l’apanage des classes aisées les plus éduquées. Puis, à la faveur d’une baisse des prix et d’une publicité massive, niant totalement les effets nocifs, cette « mode » - comme la caractériserait SIMMEL - gagne les milieux les plus populaires. En 1960, un adulte de plus de 15 ans consomme en moyenne 6 grammes de tabac par jour pour gagner un pic de 7 grammes en 1975 en France (3 grammes aujourd’hui). Le tabac se diffuse car il symbolise la convivialité mais aussi la virilité et l’assurance chez les hommes.

Le renversement d’une image : de la modernité à l’ennemi public

La consommation ne dépend pas que du revenu ou des prix, elle est également le fruit d’une image, un signe. Qui n’a pas regardé une émission de télévision des années 1980, telle « Droit de réponse » ne peut envisager la banalité de ce comportement qui concerne alors tous les milieux sociaux : des plus aisés aux plus modestes. « Tout le monde fume » y compris les hommes publics comme le Général de Gaulle, Sartre ou encore des catégories professionnelles « charismatiques » comme les médecins. Parmi les femmes, dont la consommation va aller croissant avec retard, à partir des années 1970, fumer transmet une image de modernité, d’anticonformisme et … permet de rester mince : « instead of a sweet, reach for a Lucky Strike ».

Les années 80 sonnent le glas des cigarettiers : même si les premières études épidémiologiques sur le lien entre cancer du poumon et tabac datent de 1950, les industriels ne seront réellement inquiétés qu’à partir des années 1970-1980. Les lobbyistes ne parviennent plus à nier la nocivité du produit - directement en cause dans la multiplication des cancers du poumon - et sont condamnés dans le cadre de procès entamés au nom de collectifs, les fameuses « class actions » américaines. Ils doivent contribuer à prévenir et à réparer les dommages liés à la consommation de leurs propres produits ... Le tabac, de plus en plus fréquemment appelé « peste brune » dans les revues médicales, devient une maladie de la dépendance : le fumeur n’est plus un délinquant, il devient un malade. L’image du tabac s’est complètement inversée : sans parler des taxes, en misant sur un meilleur niveau d’information sur les risques, en l’interdisant dans les lieux publics après la loi Evin en 1991, les pouvoirs publics cherchent à débanaliser le produit en le dévalorisant. A l’aube des années 2000, le tabagisme est devenu un fléau de santé publique contre lequel la lutte mise essentiellement sur le non-renouvellement des consommateurs et donc l’accent mis sur les populations les plus jeunes.

Figure 1 - Proportion de futeurs quotidiens de tabac suivant l'âge et le sexe (en %) en 2010.

Source : «Les niveaux d’usage des drogues en France en 2010 », Tendances n° 76, Office Français des Drogues et Toxicomanies, juin 2011.

 

Une hausse des inégalités sociales

Qu’en est-il aujourd’hui ? Plus de vingt ans après la loi Evin, les comportements face au tabac ont évolué mais le recul de la consommation s’est arrêté, voire récemment inversé3.

Le recul du tabagisme chez les plus jeunes est avéré en France : l’enquête Escapad menée en 2011 à l’occasion d’une JAPD (journée d’appel de préparation à la défense) montre que la première expérimentation du tabac est passée de 13,4 ans en 2005 à 14,1 ans en 2011. Toutefois, plus d’un quart des 15-19 ans fume, proportion en croissance depuis le XXIè siècle.

Au chapitre des hausses, on trouve le tabagisme féminin, comme le montre la figure 2 : le genre n’est plus un critère nettement discriminant dans ce domaine. Les comportements de consommation s’homogénéisent, avec une forte hausse chez les femmes de 45 à 64 ans depuis 2005. L’explication tient en deux éléments : ce sont les premières générations de femmes entrées dans le tabagisme et l’arrêt s’avère en conséquence moins fréquent et plus fragile. La hausse récente est patente également parmi les hommes situés entre 26 et 54 ans comme en témoigne la figure 3.

Figure 2 - Evolution du tabagisme en France depuis 1974 selon le sexe (en %).

Figure 3 - Evolution de l'usage quotidien de tabac par les hommes (15-75ans) entre 2005 et 2010.

A l’heure actuelle, l’étude de la prévalence du tabac dans une population (soit le rapport entre le nombre de fumeurs et la population étudiée) revient à insister sur les moins favorisés : alors que plus de 45 % des ouvriers sont fumeurs, la proportion est à moins d’un quart parmi les cadres mais plus de la moitié des chômeurs, en croissance depuis 2005. En l’occurrence, le chômage est identifié comme l’un des principaux freins à l’arrêt du tabac. D’où les questionnements concernant la nécessaire évolution des politiques de lutte contre le tabagisme : dépendance nettement associée à la précarité économique et sociale, toute hausse des prix par la taxation peut être considérée comme un nouvel accroissement des inégalités sociales et la différenciation des campagnes de lutte apparaît incontournable. Selon l’INPES, en écho à l’œuvre de Richard HOGGART4 , les plus précaires doivent faire l’objet d’une attention distincte car la valorisation du présent y est très forte : moins réceptifs aux messages préventifs, ils éprouvent plus de difficulté à se projeter vers l’avenir, en raison d’une espérance de vie plus réduite mais aussi d’une méfiance envers l’autorité en général …

La rationalité du fumeur

Ainsi, l’étude du comportement du fumeur permet d’avancer dans la réflexion. Longtemps, il a été considéré comme irrationnel : en tant que produit addictif, l’intérêt de tout consommateur est de ne pas commencer ! Cette grille de lecture fait du fumeur un individu dépendant qui ne parvient tout simplement pas à stopper sa pratique. Mais les motivations liées à la première cigarette sont éludées. A ce stade, Howard BECKER dans son œuvre consacrée aux fumeurs de marijuana en 1963, Outsiders, peut nous aiguiller car il montre combien fumer fait en réalité l’objet d’un apprentissage qui ne concernera qu’un nombre limité d’individus, capables d’en retirer assez rapidement du plaisir et de s’intégrer dans un groupe de personnes, a priori déviantes.

La théorie microsociologique de l'addiction 5 permet d’aller plus loin à la fin des années 1980 : le fumeur y est considéré comme parfaitement conscient des risques pris en commençant à fumer. S’il décide de poursuivre son expérience, c’est qu’il estime les avantages (plaisir, convivialité, sociabilité, image de soi …) supérieurs aux coûts (prix, maladies, …). Toutefois, l’économie comportementale indique que le fumeur est particulièrement frappé «d’incohérence temporelle » : il sait devoir arrêter mais, empreint d’une procrastination chronique que l’on peut expliquer par la dépendance, il repousse le délai le moment venu. Ce faisant, sa rationalité se révèle donc toute relative … C’est en l’étudiant que les pouvoirs publics ont pu parvenir à des résultats en termes de santé publique, en proposant notamment la prise en charge des traitements de sevrage.

Le tabac, une industrie prospère

Le marché du tabac se révèle assez spécifique : une offre très concentrée face à une demande peu élastique au prix. Ainsi, du côté de l’offre, la spécialiste Sophie MASSIN5 indique qu’il faut distinguer la production de la fabrication de cigarettes et, enfin, la distribution. Ainsi, la Chine est le premier producteur mondial avec trois millions de tonnes de tabac cultivées, essentiellement pour une consommation domestique. En France, la culture est de l’ordre de 18 000 tonnes par an. La production manufacturière est assurée par 4 multinationales comme Philip Morris International (Marlboro, Philip Morris, …) qui détient 40,5 % des parts de marché en France ou encore le groupe SEITA (ex-Imperial Tobacco qui a racheté le franco-espagnol Altadis en 2008), producteur des «Gauloises», qui représente plus d’un quart du marché. Enfin, la distribution est assurée par la société « Altadis Distribution» en quasi-monopole auprès de 27 500 débitants de tabac qui sont encadrés par … l’administration des douanes. Ainsi, le débitant est considéré comme un agent des douanes! Son revenu équivaut à une «remise» de moins de 10 % du prix de vente du paquet. Malgré la chute du volume de cigarettes vendues depuis 1991, le chiffre d’affaires du secteur reste élevé en raison de la hausse des prix : quand le volume de cigarettes vendues a baissé de 47 %, le chiffre d’affaires a été multiplié par 2,5 entre 1991 et 2012 (voir tableau 4).

Figure 4 - Evolution du marché des cigarettes, des scaferlatis *, et des cigares et cigarillos en volume et en valeur toutes taxes comprises, France, 1991-2012.

Depuis 2004, les ventes restent très stables en France autour de 55 milliards de cigarettes vendues malgré les restrictions supplémentaires dans les lieux publics et conviviaux à partir de 2008 et les hausses de prix. Du côté de la demande, on a pu constater que ce produit – qui, à l’instar de toute drogue, peut être rangé parmi ceux dont l’utilité marginale n’est pas décroissante - a une élasticité-prix inférieure à 1. Ce qui signifie qu’il fait partie des produits pour lesquels la hausse du prix ne provoque pas nécessairement de baisse proportionnelle de la demande.

Toutefois, les courbes bien connues qui retracent évolution des prix et de la demande en miroir attestent d’une corrélation négative robuste. A l’heure actuelle, on estime l’élasticité-prix comprise entre – 0,3 et – 0,4 : la hausse du prix du tabac de 10 % diminue la consommation de 3 à 4 %. Il s’agit d’une conjonction de trois facteurs : la hausse du prix diminue la quantité achetée chez les fumeurs mais accélère aussi les décisions d’arrêter et, enfin limite le choix de commencer.

Figure 5 -

Le rôle de l’Etat Ce graphique atteste en particulier de l’effet provoqué par la loi Evin au début des années 1990, qui a accéléré la diminution de la consommation quotidienne de tabac. L’Etat joue ici un grand rôle car il est désormais acquis que la hausse du prix constitue le stimulus le plus efficace dans la lutte contre le tabagisme, justifiant ainsi la vente d’un produit pour lequel la taxation représente 80 % du prix de vente Instaurée par Richelieu dès 1629, la ou les taxes sur la vente de tabac ont fait florès : elles rapportent environ 7 % des recettes publiques et sont destinées à différentes caisses sociales, comme le montrent les deux documents suivants, issus du site des douanes.

Figure 6 - Décomposition du prix de vente d'un paquet de 20 cigarettes, à 6,20 euros au 1er janvier 2013.

Figure 7  - Affectation des recettes du droit de consommation sur les tabacs

Les recettes du droit de consommation sur les tabacs manufacturés sont réparties entre les attributaires suivants (article 24 de la loi de financement de la sécurité sociale n°2012-1404 du 17 décembre 2012).

Ainsi, il faut faire œuvre de stratège car - d’une part - s’opposent la nécessité de lever des fonds destinés essentiellement et fort logiquement à l’assurance-maladie et celle de lutter contre une dépendance. En somme, le taux d’imposition ne doit pas annuler complètement la consommation de tabac … D’autre part, les taxes pèsent sur le budget des ménages les plus modestes ;et peuvent être considérées comme un impôt régressif ; en outre, les industriels parviennent à contourner les taxes, en n’appliquant que de faibles hausses de prix, notamment sur les marques les moins chères, à la clientèle captive. Enfin, dans certaines régions, l’offre illégale de tabac s’est multipliée, allant des achats de cigarettes de contrebande, dont les saisies douanières ont doublé depuis 2000 ou des achats transfrontaliers, mettant en péril la profession des débitants de tabac. Une cigarette fumée sur cinq n’a pas été achetée en France en 2013.

Toutefois, l’impact de la consommation de tabac sur le bien-être collectif a été chiffré dans les travaux d’économétrie à près de 14 000 millions d’euros en 2011, essentiellement corrélés aux dépenses de soins.

En conclusion …

C’est la raison pour laquelle l’un des chevaux de bataille de l’OMS, relayée en France par l’INPES consiste à accroître la surveillance auprès des mineurs quant à leur possibilité d’achat de tabac, mais aussi à se diriger vers la vente de paquets de cigarettes neutres (ou standardisés), déjouant toutes les stratégies marketing des fabricants de tabac. Il s’agit d’un emballage identique pour toutes les marques de tabac et exempt des stimuli marketing habituels (logo, couleurs, images, forme, inscription commerciale, etc.). Les résultats des recherches académiques menées sur l’effet de ce dispositif sont positives car « l’emballage neutre améliore l’efficacité des avertissements sanitaires, réduit la désinformation des consommateurs sur la dangerosité des cigarettes, annihile l’attractivité du packaging et de la marque et, finalement, influence les intentions de changement de comportement ». Toutefois, la décision récente du Parlement européen en faveur d’un maintien des cigarettes en vente libre sème le doute : les Européens sont-ils réellement prêts à une directive commune aux 28 Etats qui limiteraient les perspectives de profit des cigarettiers quand leur lobbying demeure extrèmement efficace et soutenu …? Ils se tourneront sans doute vers les pays en développement (Chine, Inde, …) qui constituent leurs plus grandes perspectives de profit, avec une population moins informée et moins protégée.

 

1. Le Monde, 18 octobre 2013

2. " Evolutions récentes du tabagisme en France : premiers résultats du baromètre santé 2010 », INPES, 2010.

3. P6Y BELLO, n° spécial «Journée mondiale sans tabac , Bulletin épidémiologique hebdomadaire, Institut de Veille sanitaire, 31 mai 2011.

Y.MARTINET, n° spécial «Journée mondiale sans tabac», Bulletin épidémiologique hebdomadaire, Institut de Veille sanitaire, 28 mai 2013.

Ces bulletins se font l’écho de l’activité scientifique importante autour de la lutte contre le tabagisme, notamment à la fin du mois de mai de chaque année, lors de la journée mondiale sans tabac.

4. Richard HOGGART, La culture du pauvre, éditions de Minuit, 1957.

5. Sophie MASSIN, "L’économie du tabac", Ecoflash, n° 274, janvier 2013.

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