Chroniques (décalées) d’un économiste

Emmanuel COMBE

En portant notre attention sur une multiplicité de faits, de sujets d’actualité, de mécanismes économiques à l’œuvre dans le monde contemporain, Emmanuel Combe poursuit une idée fondamentale : le libéralisme est une nécessité vitale pour le monde. Mais le libéralisme ne signifie pas un monde barbare dénué de règles et de lois. S’il est vital de ne jamais entraver nos capacités à soutenir le progrès économique, il est tout aussi important que nos activités économiques et sociales s’exercent dans un cadre régulé.

L’ouvrage

La question de la souveraineté économique est une première illustration de cette thèse. Dans un certain nombre de cas, la politique de souveraineté se justifie, notamment lorsqu’il s’agit des intérêts stratégiques du pays, de la relocalisation de productions ciblées, ou encore de la reconquête d’avantages comparatifs dans des secteurs où le pays est en retard. Mais cette recherche de souveraineté ne peut se faire que dans un cadre concurrentiel, puisqu’on sait depuis Ricardo que le commerce est un jeu à somme positive. Dans ces conditions, et notamment pour la France, c’est en se spécialisant sur le haut de gamme dans le cadre d’une économie ouverte que la France sortira gagnante de la mondialisation. Et ce qui vaut pour la France vaut aussi pour les autres nations. En ce qui concerne les pays en développement, la plupart des études empiriques montrent que le commerce international est un levier puissant pour sortir de la pauvreté.

 

Une deuxième illustration est fournie par la concurrence. La concurrence est un ingrédient essentiel de la croissance économique. Elle permet de s’assurer que les prix sont toujours à leur juste niveau. Mais la concurrence n’est pas l’état normal d’une économie. La science économique montre que l’objectif premier de toute entreprise est de réaliser un profit, et que pour y parvenir, la manière la plus simple est de vendre ses produits plus chers que ceux des concurrents. Le « pouvoir de marché » mesure cette capacité à accroître les prix sans perdre de clients. Il revient donc aux administrations (les Autorités de la concurrence dans les différents pays) de remettre quand il le faut davantage de concurrence dans l’économie. Mais ce travail n’est pas simple car il ne faut pas tomber dans le procès de la concentration qui n’est pas mauvaise par essence.

Voir Les Entretiens de Melchior avec Emmanuel Combe :

Une dernière illustration est donnée par l’examen de quelques indicateurs économiques et sociaux de la nation. La croissance économique contemporaine résulte avant tout des innovations dans la sphère de l’intelligence artificielle qui sont portées par des start-ups innovantes. Le rôle de la puissance publique est important en Europe pour combler le retard accumulé par rapport aux régions les plus développées du globe : il ne s’agit pas de créer les start-ups qui naissent spontanément sur le marché, mais de les accompagner en contribuent au financement de leur développement. En matière d’inflation, si une des causes les plus importantes de la baisse des prix observée jusqu’à une période récente est l’économie ouverte, qui permet d’augmenter le « surplus du consommateur », on peut attendre de l’Etat qu’il lutte de manière rigoureuse contre la tentation du protectionnisme. Au niveau du marché du travail, lui aussi, l’action du régulateur est importante, et surtout pour remédier à l’inéquation contemporaine entre l’offre et la demande de travail (ce que les économiques appellent un problème de « mix match »). Enfin, si l’augmentation et la dépense publique a été inévitable au moment de la crise de Covid-19, le devoir de l’Etat est aujourd’hui de maîtriser la dette, pour continuer à pouvoir financer les dépenses nécessaires à la croissance économique.

L’illusion protectionniste

Depuis les travaux fondateurs de David Ricardo, les économistes ont mis en évidence les multiples gains du commerce international. Le commerce est un jeu à somme positive : les pays retirent un gain à l’échange, même si la répartition de ce gain peut être inégale entre les partenaires, et cet échange repose sur la spécialisation dans ce que chaque pays sait faire le mieux relativement aux autres. Cette théorie garde aujourd’hui toute sa pertinence.

Il est important de rappeler cette réalité élémentaire à l’heure où la crise du Covid a révélé notre forte dépendance aux importations de composants, à l’image des semi-conducteurs. Faut-il pour autant revenir à un protectionnisme massif, ce qui serait une interprétation maximaliste de la notion de souveraineté économique ?

D’une manière générale, le protectionnisme s’est toujours avéré être une illusion, et cela pour une série de raisons. En premier lieu, les mesures protectionnistes sont aisément contournées par les exportations étrangères, soit sous une forme indirecte (exportations vers un pays tiers dont les importations ne sont pas taxées), soit sous une forme directe (implantations des entreprises sur le marché protégé). En second lieu, il n’y a pas de protectionnisme sans mesure de rétorsion, rétorsion qui annule les gains escomptés : quand la France taxe les GAFA, les Etats-Unis taxent à leur tour les vins français. En troisième lieu, le protectionnisme est coûteux pour les consommateurs. Il augmente le prix des produits précédemment importés, et réduit de ce fait leur pouvoir d’achat (ce que les économistes nomment la « réduction du surplus du consommateur »).

Au-delà de ces arguments généraux, il faut rappeler qu’aujourd’hui le commerce international est structuré selon des « chaînes de valeur » qu’il semble bien difficile de déconstruire. Le principe même de la chaîne de valeur permet de comprendre facilement cette idée. Dans le cadre de cette chaîne, une entreprise ne se contente plus d’importer des composants de différents pays pour les assembler dans une usine qui fabrique son produit final. Il s’agit au contraire pour une entreprise d’un pays A d’importer des composants d’un pays B pour fabriquer un produit intermédiaire qu’elle va exporter ensuite dans un pays C. Dans ces conditions, modifier la localisation des maillons intermédiaires s’avère très coûteux (on retrouve la réduction de « surplus du consommateur »), voire impossible à réaliser, puisqu’il faut modifier tous les flux de commerce de produits intermédiaires de l’amont à l’aval.

Voir l’exercice « Le développement des chaînes de valeur mondiales » :

Cela ne veut pas dire pour autant que la souveraineté économique n’ait aucun sens. Dans certains cas, la politique de souveraineté se justifie, comme lorsqu’il d’agit d’intérêts stratégiques, de relocaliser des productions ciblées, ou de reconquérir des avantages comparatifs dans des secteurs où le pays est en retard. Mails la recherche de cette souveraineté ne peut se faire que dans un cadre concurrentiel, pour stimuler l’innovation et l’efficacité économique. Comme le dit Emmanuel Combe, il est vain d’opposer la politique industrielle et la politique de la concurrence, et « la politique de la concurrence est aussi une politique industrielle ».

Dans ces conditions, et notamment pour la France, seule l’ouverture internationale permettra le développement futur. C’est en s’appuyant sur la spécialisation sur le haut de gamme (le secteur du luxe bien sûr, mais aussi le tourisme et l’agro-alimentaire) que la France sortira gagnante de la mondialisation. Et ce qui faut pour la France vaut aussi pour les autres nations, y compris les pays en développement. La plupart des études empiriques montrent que le commerce international est un levier puissant pour sortir de la pauvreté.

Les vertus de la concurrence régulée

La concurrence dans l’économie est un ingrédient essentiel de la croissance économique. Elle permet de s’assurer que les prix sont toujours fixés à leur juste niveau. Mais la concurrence n’est pas l’état normal des économies. Par exemple, aux Etats-Unis, le Président a signé le 09 juillet 2021 un décret présidentiel visant à « promouvoir la concurrence dans l’économie ». Le texte décrit une Amérique en proie à une concentration excessive des marchés, au détriment des consommateurs, des start-ups, des agriculteurs et de l’ensemble des travailleurs. La concentration des marchés peut résulter des pratiques anti-concurrentielles (ententes, abus de position dominante), de la lutte insuffisante contre les cartels, des pratiques prédatrices de certaines entreprises comme les géants du numérique visant à éliminer toute concurrence future par l’acquisition d’entreprises naissantes, ou encore de « comportements de rente » comme l’ont montré les travaux de Thomas Philippon.

 

Voir Melchior M avec Thomas Philippon « Les gagnants de la concurrence ":

Mais le travail des administrations chargées de remettre de la concurrence dans l’économie (Autorités de la concurrence) n’est pas simple, car il faut lutter contre la « mauvaise concentration » sans tomber dans le procès général de celle-ci. C’est que la concentration n’est pas nuisible par essence. Elle peut se justifier quand elle résulte du mérite supplémentaire d’entreprises qui offrent des produits ou des services innovants (monopole d’innovation), quand elle est le fruit logique de la « concurrence par les mérites », quand une entreprise augmente sa taille pour résister aux importations à bas prix (économies d’echelle).

Pour illustrer la complexité des interventions des Autorités de la concurrence, on peut prendre l’exemple des GAFAM. L’économie numérique se caractérise par la domination de quelques acteurs sur le marché, à tel point que l’Europe met en place actuellement un instrument de concurrence pour les réguler (le Digital Market Act et le Digital Service Act), et que du côté des Etats-Unis, on n’hésite plus à prononcer le terme de « démantélement ». Il est vrai que l’économie numérique présente des caractéristiques qui conduisent presque mécaniquement à la concentration, à savoir des coûts fixes élevés et en revanche un coût marginal proche de zéro (un utilisateur de plus ne change pas vraiment le coût de production), des effets de réseau (plus il y a d’utilisateurs sur un réseau social, plus ce réseau prospère), et des barrières à l’entrée (si une plateforme concurrente apparaît, les usagers ont intérêt à attendre que les autres en changent avant de faire de même : c’est ce que l’on appelle « l’effet d’inertie »). Cette tendance à la concentration explique que la part de marché de Google sur les moteurs de recherche est supérieure à 90%, et que Facebook représente plus de 70% du marché des réseaux sociaux.

Faut-il pour autant en tirer des conclusions générales sur la nécessaire réglementation de l’économie numérique ? En réalité, si la règle du « winner takes all » est un principe général assez pertinent, elle nécessite d’être adaptée au cas par cas, en fonction des spécificités de chaque marché numérique. Par exemple, le fait que les besoins des clients soient différenciés est un facteur propice à l’arrivée de nouvelles plateformes. Dans ces conditions, même si un acteur a triomphé dans la course, il n’est pas à l’abri de l’arrivée de nouveaux concurrents qui remettent en cause sa position de leader. C’est ce que l’on appelle en économie un « marché contestable ». Le rôle de la puissance publique se limite alors à ce que cette contestabilité soit assurée.

 

Quelques indicateurs économiques passés en revue

La croissance économique résulte avant tout de vagues d’innovations qui viennent relancer la productivité et l’emploi. C’est ce que l’on appelle le processus de « destruction créatrice » mis en évidence par Schumpeter et remis à l’honneur aujourd’hui par les travaux de Philippe Aghion.

 

Voir la note de lecture du livre de Philippe Aghion, Céline Antonin et Simon Bunel

De nos jours, de toute évidence, les développements fantastiques de l’intelligence artificielle montrent que nous sommes à l’aube d’une nouvelle période de forte croissance économique. Cette croissance repose avant tout sur des start-ups innovantes, qui malheureusement sont souvent confrontées à la barrière du financement. Pour combler son retard en la matière par rapport aux régions les plus développées du globe, le rôle de l’Europe n’est pas de créer ces start-ups, mais de les accompagner en finançant des projets audacieux, qui permettront ainsi à ces entreprises de trouver le financement nécessaire à leur développement.

Autre indicateur économique : jusqu’à une date récente, et depuis les années 2000, l’inflation avait quasiment disparu des pays développés, et ce phénomène s’accompagnait de la disparition (provisoire ?) de la courbe de Phillips.

Voir la notion : « La courbe de Phillips » :

Si on prend l’exemple des Etats-Unis, en 2020 encore, le taux de chômage reflétait une situation proche du plein-emploi (3,9%), en l’absence à l’époque de signes d’inflation. Une des causes possibles de cette énigme est le mouvement de concentration industrielle dans ce pays, qui a tiré les prix vers le bas (la concentration accroît l’efficacité des entreprises, au moins jusqu’à un certain point), et cela dans le contexte d’une économie ouverte, puisque les entreprises américaines ont vécu sous la pression des importations à bas prix émanant généralement de la Chine. Cette baisse des prix a donc des aspects très positifs sur le pouvoir d’achat des consommateurs, et serait remise en cause par le protectionnisme américain. Et cela d’autant plus que l’inflation repart aujourd’hui dans le monde sous l’effet de différents facteurs (hausse du prix des matières premières et de l’énergie, vieillissement démographique, politiques monétaires non conventionnelles…).

Jusqu’à une date récente également, le partage salaires-profits se faisait en faveur des entreprises (depuis 40 ans, la part du travail dans la valeur ajoutée dans les économies des pays développés a diminué). Parmi les facteurs explicatifs, on trouve le développement de situations de monopsone sur le marché du travail. Etant le seul employeur local, le monopsone en profite pour faire baisser les rémunérations. Pour remédier à cette situation, l’action des pouvoirs publics est importante : la politique antitrust permet de lutter contre les éventuelles ententes entre employeurs ou pratiques d’abus d’exploitation. Evidemment, le meilleur remède pour augmenter les salaires reste la raréfaction de l’offre de travail à laquelle on assiste actuellement, qui s’explique par des raisons démographiques, mais aussi en raison de l’inadéquation entre l’offre et la demande de travail (ce que les économistes appellent un problème de « mix match ». Là aussi, les pouvoirs publics ont leur rôle à jouer (par la formation initiale et continue, et aussi par des mesures de fluidification du marché du travail) pour éviter le retour de la boucle « prix-salaires », que l’on appelle aussi l’inflation salariale.

Un dernier indicateur examiné ici est la situation des dépenses publiques. A l’occasion de la crise du Covid-19, tous les pays occidentaux ont fait le choix de laisser filer les déficits publics, et ils avaient raison, car face à un tel choc négatif sur l’offre et la demande, il est logique que la dépense publique vienne se substituer momentanément à des investissements et à une consommation privée en berne.

Voir la synthèse « Coronavirus et chocs d’offre et demande » :

Pour autant, il est légitime de s’inquiéter de la hausse de la dette publique, dans un pays comme la France où les déficits publics sont la norme depuis 1975. La maîtrise de la dette par la puissance publique est indispensable, ne serait-ce qu’en raison du fait que si les taux d’intérêt remontent fortement, la dépense publique affectée à la charge de la dette sera telle qu’elle se fera au détriment d’autres dépenses utiles, comme l’éducation et la santé.

 

Quatrième de couverture :

Ces chroniques décalées d’un économiste sont une véritable ode à la liberté, un manifeste pour l’optimisme en ces temps marqués par un déclinisme croissant. Dans la lignée de son Petit Manuel - irrévérencieux - d’économie, Emmanuel Combe revient nous livrer ses réflexions à travers plus d’une centaine de chroniques balayant, non sans humour et avec une précision et une accessibilité impressionnantes, l’ensemble des thèmes qui ont fait l’actualité. Climat, énergie, numérique, conflits internationaux, mais aussi pandémie de COVID-19, sont autant de thèmes décryptés par l’auteur qui invite, au détour d’un fait d’actualité, à une véritable réflexion d’ensemble sur les mécanismes économiques à l’œuvre dans notre société.

 

L’auteur :

Emmanuel Combe est Vice-président de l’Autorité de la concurrence depuis 2012.

Spécialiste des questions de concurrence, de nouveaux modèles économiques, de protectionnisme et de politique industrielle, il est normalien, docteur en économie (Université de Paris1 Panthéon Sorbonne) et agrégé des Facultés de droit et sciences économiques. Il est professeur d’économie à l’Université de Paris 1 Panthéon Sorbonne (en détachement depuis 2012) et professeur à Skeman Business School/
Il est l’auteur d’un best-seller d’économie général (Précis d’économie, PUF, 15ème édition). Il est chroniqueur à l’Opinion et aux Echos et a publié chez Concurrences un premier volume de ses chroniques en 2018, Petit manuel – irrévérencieux – d’économie).

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