Défendre les droits culturels en évitant l'écueil du communautarisme : c'est le principal enjeu de l'ouvrage d'Alain Touraine. Le sociologue se fait politologue, et tente de placer la culture au centre d'un nouveau schéma d'explication du monde contemporain. Avec plus ou moins de bonheur.
L'ouvrage a le mérite de placer la revendication culturelle dans une perspective historique longue. Selon Touraine, l'avènement du paradigme culturel succède au paradigme politique, puis social qui pendant longtemps fut la clef de compréhension du monde contemporain. "Ce que nous vivons est la destruction de la société, c'est-à-dire de la visionsociale de la vie sociale, de l'ensemble des catégories dans lesquelles nous vivons comme une armure depuis un siècle" (p. 128). Les monarchies absolues et les révolutions qui en découlèrent, puis la constitution des Etats Nations avaient conduit à l'avènement du paradigme politique, contre le paradigme antérieur, essentiellement religieux. Le politique aurait été complété plus que remplacé par le social, avec la Révolution industrielle et la constitution des classes sociales. Dorénavant, l'heure serait au culturel : la revendication de droits du sujet, tournant autour de la religion ou de la sexualité, que la République française aurait trop longtemps ignorés. Pour défendre cette thèse au parfum sulfureux dans le contexte intellectuel français, Alain Touraine en passe par la notion de sujet, à laquelle il consacre un long chapitre. Le sujet serait devenu le dernier rempart entre le communautarisme absolu, qui livre l'individu aux seules règles édictées par la morale religieuse, et le monde globalisé. C'est le passage au sujet qui serait désormais la condition de la liberté, en réaction à la société de masse si souvent décrite.
Ce livre regorge de références à une actualité très récente. La montée du terrorisme, la loi sur la laïcité adoptée en 2004, le débat sur la Constitution européenne sont au cœur de l'ouvrage. Si ces références nombreuses permettent d'illustrer le propos, elles finissent par diluer la thèse centrale de l'ouvrage dans un recueil de considérations sur le monde d'aujourd'hui, parfois plus proche du journalisme que de l'essai sociologique. Le sens aigu de la formule ("le tournant de septembre", censé illustrer l'entrée dans une nouvelle ère) fait courir à cet essai le risque d'une rapide péremption, quand de nouvelles actualités auront chassé les anciennes.
L'ouvrage est néanmoins intéressant dans la mesure où il articule une proposition politique avec une démarche sociologique. La défense d'une conception démocrate de l'organisation sociale, au sens classique de l'opposition avec le républicanisme, est soutenue et étayée par la défense de l'individualisme méthodologique en sociologie. Alain Touraine est souvent dur avec la sociologie critique, qu'il résume ainsi : "Dites-moi quelle est votre origine sociale, je vous dirai le parcours que vous ferez dans le système d'éducation. Indiquez moi votre profession et je vous quel est votre choix politique rationnel, même si vous ne le suivez pas toujours" (p.89). A l'inverse, Touraine défend une autre méthode, l'individualisme méthodologique et la recherche des sens que les sujets donnent à leurs actions.
Les thèses de philosophie politique développées par Alain Touraine ne sont pas neuves, mais essentiellement empruntées à la pensée libérale américaine et remise au goût de l'actualité. Sans doute avaient-elles besoin d'une adaptation aux références françaises pour être mieux comprises.
L'auteur
Sociologue des mouvements sociaux, Alain Touraine est directeur d'études à l'EHESS.
Table des matières
Introduction : Un nouveau paradigme
Première partie : Quand nous parlions de nous en termes sociaux
Chapitre premier – La rupture
Chapitre II – La mondialisation
Chapitre III – L'Europe, un Etat sans nation
Chapitre IV – La fin des sociétés
Chapitre V – le retour sur soi
Deuxième partie – Maintenant que nous parlons de nous en termes culturels
Chapitre I – Le sujet
Chapitre II – Les droits culturels
Chapitre III – Une société de femmes
Argument. – En guise de conclusion
Quatrième de couverture
Dans les premiers siècles de sa modernisation, l'Occident a décrit et pensé la réalité sociale en termes politiques: le désordre et l'ordre, le roi et la nation, le peuple et la révolution. Puis, avec la Révolution industrielle, le capitalisme s'est émancipé du pouvoir politique. Nous avons alors pensé et agi au nom d'un nouveau paradigme, économique et social celui-ci, et parlé classes, richesses, inégalités et redistribution.
Aujourd'hui, à l'heure de l'économie globale et de l'individualisme triomphant, la mondialisation a fait voler en éclats ces anciens modèles de sociétés. Chacun de nous, pris dans la production et la culture de masse, s'efforce de leur échapper et de se construire comme le sujet de sa propre vie. Le nouveau paradigme dans lequel nous rendons compte de ces préoccupations nouvelles est culturel. En témoignent les grandes interrogations de notre époque : quelle place faut-il faire aux minorités ? La sexualité doit-elle être placée au centre de tout ? Assistons-nous au retour des religions ?
Les anciens paradigmes étaient tournés vers la conquête du monde, avec le nouveau, c'est de nous qu'il s'agit. Et tandis que nous prenons acte de la décomposition d'un monde qui était dirigé par les hommes, nous entrons dans une société de femmes.
Comme toujours chez Alain Touraine, le souci de donner forme théorique à nos pratiques sociales est fécondé par la vie telle qu'elle est vécue, et tout ce qui est pensé ici renvoie à l'expérience la plus quotidienne de l'univers globalisé dans lequel nous évoluons désormais.
Un grand livre de référence.
