Tocqueville et l'esprit de la démocratie

La Revue Tocqueville

L'ouvrage 

 

A la racine du questionnement politique et philosophique de Tocqueville, il y a la liberté. Mais dans sa conception même de la liberté, Tocqueville, pourtant considéré comme l'un des plus grands auteurs du libéralisme politique, diffère largement de ces contemporains, et notamment de Benjamin Constant. Car plus qu'une liberté proprement libérale, affirmant les droits de l'individu face ou contre l'Etat, Tocqueville défend une liberté politique, fondée sur la participation à la vie de la Cité. Comme l'écrit Jean-Claude Lamberti, "l'idée complète de la liberté démocratique comprend chez Tocqueville trois éléments : le goût de l'indépendance individuelle, hérité de la liberté germanique par la liberté aristocratique, l'idée de participation à la vie politique, héritée des Anciens, et l'idée d'un droit égal pour tous, legs de la morale chrétienne" (p. 156). Le système démocratique aboutissant à un repli sur la sphère privée, du fait de la "passion de l'égalité" si présente dans l'œuvre de Tocqueville, le philosophe cherchera les moyens de sauvegarder la liberté politique du naufrage de l'individualisme.

Les remèdes que propose Tocqueville aux dérives de la démocratie sont moins connus. L'article de Guillaume Bacot part d'un point relativement oublié de la pensée tocquevilienne, la nécessité d'une décentralisation des pouvoirs. Ces idées étaient en vogue au milieu du 19ème siècle, mais Tocqueville les a reprises dans une optique différente de celle de ses contemporains, tel Barrant ou Constant. Pour lui, la décentralisation était le rempart nécessaire pour lutter contre la dépolitisation, contre le repli des individus sur leur sphère privée. "A la lumière de son expérience américaine, il réalise que les libertés locales ne constituent pas un simple pis-aller, mais un véritable enrichissement de la liberté du citoyen, mais tout à la fois le champ de son autonomie et celui de sa participation" (p. 230).

L'instruction publique joue également un rôle très important dans la vitalité de la démocratie selon Tocqueville. Il travaillera ce thème d'ailleurs bien au-delà de la Démocratie en Amérique, et notamment dans ses mandats parlementaires. Tocqueville défend l'instruction religieuse, non pas comme seul mode d'instruction publique, mais comme nécessaire aiguillon pour stimuler le système d'instruction publique. Car Tocqueville, fidèle en cela à sa tradition politique, défend la liberté religieuse, à une époque où la religion était souvent perçue comme source d'obscurantisme politique. Il ne défend pas une religion d'Etat, servant de base à l'action politique, pas plus qu'il ne supporte l'alliance du trône et de l'autel, qui fait un retour en force à l'époque de Charles X. Ce que Tocqueville retient de la religion va de pair avec sa défense de la politique. Comme l'écrit Paul Thibaud, dans sa tentative de dialogue entre Rousseau et Tocqueville, la religion permet la "lutte contre l'effritement de la temporalité dans l'usure des traditions, l'élaboration de persistances et de perspectives significatives au milieu de l'écoulement fatal qui enlève au monde commun toute consistance". Tocqueville, souligne Thibaud, avait maintes fois lu la Profession de foi du vicaire savoyard, et se plaçait en héritier de Rousseau pour les questions religieuses.

Après De la Démocratie en Amérique, Tocqueville publiera La Révolution et l'Ancien Régime. Le rapprochement de ces deux ouvrages permet de dessiner une théorie tocquevillienne de l'Etat, de la Révolution et de la Nation. Mohammed Cherkaoui met en parallèle les deux grands textes dans lesquels Tocqueville esquisse sa théorie de la Révolution, proches à la fois des écrits de John Stuart Mill et des théories développées, bien plus tard, par Max Weber. Pour Tocqueville, la Révolution tient à la fois de l'absence de mobilité sociale et de la fin d'un cycle économique long de croissance.

Au fil de l'ouvrage se dessine le portrait d'un penseur à la croisée des chemins de la pensée politique française. Aristocrate, il a accepté le legs de la Révolution française, le considérant non seulement comme irréversible, mais aussi comme souhaitable. Libéral, il est sorti du champ balisé de cette famille politique pour puiser dans le républicanisme les ressources susceptibles de combler les défauts de la démocratie. Français, il a défendu une conception ouverte de la Nation tout en allant développer à l'étranger les concepts et la méthode de sa pensée philosophique naissante.

La complexité de la pensée tocquevillienne n'est sans doute pas étrangère au mépris dans lequel il a été tenu pendant un siècle. Dans l'entre deux guerres, au sein des deux piliers de l'enseignement supérieur français qu'étaient la Sorbonne et l'Ecole Normale Supérieure, on ne lisait pas Alexis de Tocqueville, comme le raconte Raymond Aron dans l'article d'ouverture de la revue. Le sociologue français a découvert sur le tard Alexis de Tocqueville, penseur très difficile à ranger dans une catégorie du savoir (sociologie, politologie,…), tant son objet d'études et ses racines intellectuelles sont diverses. Les influences intellectuelles de Tocqueville sont nombreuses, comme le montre la contribution (en anglais) de François Furet :  il puise dans Montesquieu, dans Madame de Staël, dans Guizot ou encore dans Pascal. Toutes ces influences se retrouvent dans cette sélection d'articles de la Revue Tocqueville, dont la lecture permettra une meilleure appréhension de la diversité de son œuvre. 

Autres lectures :

Pour plus d'informations sur la vie et l'œuvre de Tocqueville, voir

  • Le dossier d'actualité d'E. Keslassy, "Actualité de Tocqueville", sur ce site
  • Le dossier de l'Académie des Sciences Morales et Politiques :

http://www.asmp.fr/fiches_academiciens/decede/TOCQUEVILLE.HTM

Vient de paraître aux éditions Odile Jacob Tocqueville aujourd'hui, de Raymond Boudon.
 

 

L'auteur

Laurence Guellec a réuni les textes de cet ouvrage, qui rassemble des articles de Raymond Aron, Arthur Kadelin, François Bourricaud, François Furet, Olivier Zunz, Jean-Claude Lamberti, Franklin R. Ankersmit, Guillaume Bacot, Sonia Chabot, Claude Lefort, Agnès Antoine, Paul Thibaud, Françoise Mélonio, Daniel Jacques, Laurence Guellec, Daniel Bell, Melvin Richter, Mohamed Cherkaoui, Arthur Goldhammer.

 

Table des matières

Avertissement

Introduction

Chapitre 1 – "Tocqueville retrouvé", par Raymond Aron

Chapitre 2 – "Tocqueville's apocalypse : culture, politics and freedom in Democracy in America", par Arthur Kadelin

Chapitre 3 – "Les convictions de Tocqueville", par François Bourricaud

Chapitre 4 – "The intellectual origins of Tocqueville's thought", par François Furet

Chapitre 5 – "Tocqueville and the writing of American history in the XXth Century", par Olivier Zunz

Chapitre 6 – "La liberté et les illusions individualistes selon Tocqueville", par Jean-Claude Lamberti

Chapitre 7 – "Tocqueville and the sublimity of democracy", par Franklin R. Ankersmit

Chapitre 8 – "L'apport de Tocqueville aux idées décentralisatrices", par Guillaume Bacot

Chapitre 9 – "Education civique, instruction publique et liberté de l'enseignement dans l'œuvre d'Alexis de Tocqueville", par Sonia Chabot

Chapitre 10 – "La menace qui pèse sur la pensée", par Claude Lefort

Chapitre 11 – "Politique et religion chez Tocqueville", par Agnès Antoine

Chapitre 12 – "Rousseau – Tocqueville : un dialogue sur la religion", par Paul Thibaud

Chapitre 13 – "Nations et nationalisme", par Françoise Mélonio

Chapitre 14 – "Tocqueville et le problème de la clôture politique", par Daniel Jacques

Chapitre 15 – "Tocqueville à travers sa correspondance familiale", par Laurence Guellec

Chapitre 16 – "Alexis de Tocqueville at the crossroads of history", par Daniel Bell

Chapitre 17 – "The deposition of Alexis de Tocqueville", par Melvin Richter

Chapitre 18 – "L'Etat et la Révolution : Logique du pouvoir monopoliste et mécanismes sociaux dans l'Ancien Régime de Tocqueville", par Mohamed Cherkaoui

Chapitre 19 – "Translating Tocqueville, the constraints of clacissicism", par Arthur Goldhammer
 

 

Quatrième de couverture

Cette anthologie éditée à l'occasion du bicentenaire de la naissance de Tocqueville (1805-1859) nous invite à redécouvrir le cheminement de cet intellectuel visionnaire, fils de l'aristocratie européenne qui va saisir, dès ses débuts, les enjeux de la démocratie. 

Comment apprendre aux hommes à se gouverner par eux-mêmes ? Si la démocratie ouvre résolument une ère du doute, Tocqueville ne cesse de s'interroger sur des thèmes essentiels : accès à l'éducation, religion, décentralisation, exercice des responsabilités locales, colonisation,… Lorsqu'il décrypte ce monde naissant à la démocratie, l'écrivain semble parfois parler du nôtre.

Philosophe épris de liberté politique, sociologue de l'égalisation des conditions par la démocratie, pionnier de la comparaison méthodique entre pays, auteur et penseur engagé, c'est un Tocqueville pluriel qui apparaît au fil des diverses interprétations et des commentaires.

Tocqueville et l'esprit de la démocratie rassemble une sélection des meilleures contributions parues dans The Tocqueville Review / La Revue Tocqueville. Depuis 25 ans, cette revue franco-américaine publie réflexions et analyses marquantes autour de l'œuvre de Tocqueville. Cet ouvrage bilingue réunit aussi bien les plus grands spécialistes français et internationaux que les jeunes chercheurs qui assurent aujourd'hui la relève.

 

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