Sociologie économique

Mark Granovetter

L'ouvrage 

Une fine critique de la théorie classique

Les travaux de Mark Granovetter s'attachent à mettre en évidence les lacunes méthodologiques de la théorie économique classique. Celle-ci, en effet, se caractérise en premier lieu par une sous-socialisation dans la description des rapports humains. Granovetter appuie sa démonstration sur deux auteurs majeurs : Thomas Hobbes et Adam Smith. Le premier, dans sa recherche d'une organisation sociale et politique efficiente, travaille à établir un système favorisant la confiance et rendant impossibles les méfaits. Il préconise donc l'autocratisme, garant de la bonne tenue des hommes en dehors de l'état de nature. Au fur et à mesure que progresse l'idée de liberté, les penseurs s'éloignent de cette voie. "Le libéralisme classique et, partant, l'économie classique, proposent une solution radicalement différente ; en effet, selon ces théories, il n'est pas nécessaire de recourir à des structures politiques répressives, dans la mesure où les marchés concurrentiels rendent impossibles la force et la fraude" (p. 79), note Granovetter. Il insiste sur le fait que, pour les premiers libéraux, l'atomisation sociale est une condition de la concurrence pure et parfaite. A la recherche de leur intérêt privé, les individus développent naturellement des relations de confiance et évitent de commettre des méfaits, leur réputation pour les tractations ultérieures dépendant de leur bonne image.


Conscients de la limite de cette construction intellectuelle fort éloignée de la réalité, les économistes contemporains ont tenté de resocialiser leur lecture des rapports économiques. "Dans la description sous-socialisée, l'atomicité provient du fait que les individus poursuivent exclusivement leur intérêt personnel ; dans l'approche sur-socialisée, en revanche (et qui, à l'origine, lui répond), l'atomisation existe parce que les auteurs supposent que les schémas comportementaux ont été intériorisés par les individus et ne sont donc pas affectés par les relations sociales courantes" (p. 206), attaque Granovetter. Il rejette les secondes autant que les premières. Expliquer le comportement des agents économiques (en particulier l'absence de fraude ou le développement de la confiance) uniquement par l'intériorisation de normes, de valeurs ou de coutumes revient à assigner à chacun un rôle immuable dans la société. Comment, avec une telle grille de lecture, expliquer que spontanément chacun préfère s'adresser à un commerçant ou un prestataire de service qu'il connaît déjà ou dont il a entendu du bien ? 

De l'encastrement de l'économie

Derrière cette critique des fondements de la théorie classique nourrie par un retour aux sources doctrinales, Mark Granovetter défend une conception de l'économie comme étant "encastrée" dans un ensemble social et politique plus vaste. Il emprunte le concept à Polanyi, auteur qui défendait la thèse selon laquelle jusqu'à la révolution industrielle l'économie était encastrée dans la sphère sociale, et qu'elle s'en serait par la suite largement détachée pour constituer un champ beaucoup plus autonome. Cette thèse ne séduit guère Granovetter, pour qui l'économie reste l'un des répertoires d'action sociale, selon la remarque de Max Weber. Toute action, même économique, est socialement située. La compréhension des mécanismes économiques nécessite donc de s'intéresser aussi aux motivations des agents, qui ne peuvent être vues comme de simples manifestations de la recherche constante de l'intérêt privé.

A la recherche d'un modèle des réseaux relationnels

Face au statisme et à l'abstraction du modèle classique, Mark Granovetter développe une approche beaucoup plus dynamique. Il considère que les individus n'ont pas des préférences immuables dans le temps, mais que leurs choix sont influencés par les personnes qui les entourent. Ce recueil s'ouvre par son célèbre article sur la force des liens faibles. "La force d'un lien est une combinaison (probablement linéaire) de la quantité de temps, de l'intensité émotionnelle, de l'intimité (la confiance mutuelle) et de services réciproques qui caractérisent ce lien" (p. 45-46). Dans un réseau, explique l'auteur, les personnes liées par des relations très étroites ont finalement moins d'incidences économiques que celles unies par des liens plus faibles (relations de travail, famille éloignée…). Cet apparent paradoxe s'explique très bien par le fait que les liens faibles traversent une plus grande distance que les liens forts et qu'ils permettent de franchir plus aisément les barrières sociales. Par exemple, aux Etats-Unis, le passage d'une information ou d'un comportement d'un Blanc à un Noir ou d'un Noir à un Blanc a beaucoup plus de chances de s'effectuer par le biais des liens faibles que par celui des liens forts. Ce modèle est très utile, par exemple, pour expliquer la diffusion de l'innovation, qui s'effectue de la périphérie vers le centre d'un réseau, ou encore pour certains aspects du marché du travail, notamment la recherche d'un emploi, beaucoup plus aisée par le biais de ses relations "faibles" que par les institutions prévues à cet effet, comme en attestent plusieurs enquêtes de terrain.


Mark Granovetter développe, à partir de ses premières recherches sur la force des liens faibles, un modèle de seuils de comportement collectif. A partir d'un exemple (la participation à une émeute), il démontre l'importance des interactions individuelles pour la compréhension des comportements collectifs. Cette approche rappelle par certains aspects la théorie des jeux, mais présente néanmoins des points fondamentaux de divergence avec celle-ci : tout d'abord, le modèle reconnaît des seuils propres à chaque individu, forgés par son histoire, sa culture et ses appartenances diverses, et d'autre part il reconnaît que les décisions individuelles peuvent être irrationnelles, ce que n'intègre pas la théorie des jeux. Ces seuils de comportement collectif s'appliquent aussi bien à l'adoption de la contraception, le choix d'un bulletin de vote…

Marché du travail et entreprise

Il applique son modèle explicatif successivement à la compréhension du marché du travail et à celle de l'entreprise. Pour le premier, il démontre les limites des concepts classiques. Ainsi, plusieurs auteurs ont tenté de relier la mobilité sur le marché du travail à une propension individuelle à la mobilité, sans parvenir à en déterminer les composantes. L'explication par le réseau relationnel semble plus pertinente. Changer d'emploi signifie élargir son réseau de collègues et de relations professionnelles et donc être mis en contact avec un plus grand nombre de personnes, ce qui entraîne des chances supplémentaires de mobilité.

L'auteur utilise également cette approche relationnelle pour expliquer le fait entrepreneurial. Il synthétise ainsi l'une des recherches qu'il a conduites avec deux autres sociologues, portant sur la création de la première compagnie électrique aux Etats-Unis, à la fin du 19ème siècle. Rétrospectivement, le modèle de la production centralisée d'électricité n'apparaît pas nécessairement comme étant le plus pertinent d'un point de vue technique ou économique. Une production décentralisée, notamment dans chaque site de production industrielle, aurait très bien pu s'imposer. Si Samuel Insull parvient à faire triompher son modèle économique, c'est parce qu'en tant qu'ancien secrétaire de Thomas Edison, il dispose de relations dans plusieurs cercles distincts (finance, industrie…) et qu'il fait converger ces réseaux vers la réalisation de son projet. Granovetter rejette ainsi les théories déterministes de l'entreprise, faisant de cette forme d'organisation sociale tantôt l'outil le plus pertinent d'organisation de la production en dehors de tout contexte socio-économique, tantôt la garantie de relations de confiance et de réduction des coûts de transaction. L'entreprise devient alors un fait social marqué par les réseaux relationnels. Elle ne se développe d'ailleurs pas de façon identique partout, certaines cultures se montrant moins réceptives, du fait par exemple d'une structure traditionnelle familiale encore très présente.

Vers un programme scientifique

Il faut toutefois se garder de voir dans la sociologie économique de Granovetter une doctrine relativiste. Bien qu'il réfute les explications mécaniques et abstraites de la théorie classique, il n'est pas pour autant adepte d'une interprétation strictement contingente et historiciste des faits sociaux. Comme le souligne le propos introductif de Jean-Louis Laville, les travaux de Granovetter s'inscrivent dans un courant international de sociologie économique affirmant que les marchés sont bien autre chose que la stricte rencontre d'une offre et d'une demande par un mécanisme de rationalité pure. Or, les différents courants de ce grand ensemble se sont souvent affrontés. Pierre Bourdieu, notamment, a reproché à Granovetter de minimiser l'influence des structures sur les individus dans la formation de leurs préférences. Or, le sociologue américain insiste à plusieurs reprises sur la nécessité de rattacher son modèle micro-social de réseaux relationnels à un ensemble macro-social, afin de former une théorie explicative d'ensemble. L'œuvre de Granovetter est, au demeurant, à prendre davantage comme un programme de recherche dont il pose les éléments fondamentaux plus que comme une théorie générale et totalement aboutie. Nul doute qu'avant de former un système explicatif complet des faits économiques, elle devra faire l'objet d'une synthèse avec d'autres approches voisines, susceptibles de porter une vision alternative d'ensemble des marchés.

Les auteurs

  • Mark Granovetter, né en 1943, professeur de sociologie à l'Université Stanford, est l'un des principaux acteurs du renouveau de la sociologie économique depuis trente ans.
  • Jean-Louis Laville est professeur au CNAM et l'un des représentants français du renouveau de la sociologie économique. Isabelle This Saint-Jean est professeur à l'Université Paris-XIII, membre du CEPN et vice présidente de Sauvons la recherche.


Quatrième de couverture
Mark Granovetter a depuis les années 1970 bouleversé la façon de considérer l'économie de marché. La pensée dominante considérait le marché comme la résultante des choix effectués par des travailleurs, des consommateurs et des entrepreneurs autonomes. En combinant réflexion théorique et études de terrain très précises, Granovetter a démontré que le marché et, plus généralement, toutes les structures économiques sont des institutions sociales fondées sur des réseaux de relations entre les acteurs.

L'action économique ne se résume plus à la maximisation d'un profit personnel ; elle s'inscrit aussi dans une quête de reconnaissance, de liens, de statut ou de pouvoir. L'efficacité des acteurs ne tient plus à leur seule productivité mais repose sur la qualité et la diversité de leur réseau, sur "la force des liens faibles" pour reprendre le titre de l'un des essais mondialement connus reproduits dans ce volume. Dans la lignée de Polanyi, Granovetter dresse le portrait d'une économie encastrée dans le social. Cette nouvelle approche constitue une "sociologie économique", dont on reprend ici les textes fondateurs ; ces "classiques" sont complétés par une analyse des principaux développements théoriques depuis les années 1980.

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