Raison, bonnes raisons

Raymond Boudon

L'ouvrage :

Le recours à la rationalité des individus pour expliquer leurs comportements et les faits sociaux collectifs qui en résultent serait un moyen de sauver la qualité strictement scientifique de la sociologie. L'invocation de facteurs biologiques, psychologiques ou culturels se révélant insuffisante, la théorie du choix rationnel permet, sur la base d'un système d'axiomes, d'éclairer les comportements humains par des explications tenues pour scientifiquement autosuffisantes dans la mesure où elles ne débouchent sur aucune question supplémentaire. Pour R. Boudon l'enjeu est majeur : faute de reconnaître l'importance des questions posées par la théorie du choix rationnel , " la sociologie risque de se condamner à devenir une branche mineure de la littérature ou une activité auxiliaire du journalisme ."

La genèse de la théorie du choix rationnel ou TCR remonte au début du XX° siècle lorsqu'est posée la question de la démarcation entre science et non-science, notamment par les représentants du Cercle de Vienne. Les théoriciens du choix rationnel ont prolongé cette réflexion lorsqu'ils ont voulu, face au scepticisme exprimé à l'endroit de la sociologie, la doter de bases logiques solides. A cette fin, ils ont posé pour principe que tout phénomène social peut être rapporté aux conséquences d'un ensemble de propositions unitaires, chacune irrécusable. Cet ensemble de propositions présentant la caractéristique importante d'être autosuffisant. En d'autres termes, il achève une explication sans déboucher sur aucune question supplémentaire. Cette voie a connu une fortune certaine ces vingt dernières années sous l'impulsion d'auteurs tels que J. Coleman ou G. Becker, Prix Nobel d'économie ayant notamment travaillé sur le modèle de l'utilité espérée (MUE) assimilable selon R. Boudon à la TCR. Le succès de la TCR a été tel qu'on a pu parler à son sujet de "nouvel évangile" pour les sciences sociales. Soit un registre bien peu scientifique pour une théorie justement censée asseoir la scientificité desdites sciences sociales. D'où la volonté de R. Boudon de soumettre la TCR à un examen critique méthodique qui le conduit à formuler une théorie de la rationalité.    

De la TCR au modèle rationnel général (MRG)

Avant de se livrer à cette critique, l'auteur rappelle au lecteur les fondements de la TCR et en particulier le système d'axiomes qui la définit. En termes brefs, ce système s'appuie sur six postulats fournissant selon des auteurs comme G. Becker ou J. Coleman un cadre dans lequel toute théorie ressortissant aux sciences sociales est susceptible de s'insérer. Le premier postulat baptisé P1 caractérise l'individualisme :" tout phénomène social [est] le produit d'actions, de décisions, d'attitudes, de comportements, de croyances, etc., individuels ". Ce premier postulat qui relève pour R. Boudon de l'évidence ontologique induit notamment le fait qu'une entreprise, un parti ou une organisation quelconque ne sauraient à proprement parler se voir attribuer des souhaits, des actions, des décisions, des attitudes, des comportements ou des croyances (également désignés sous l'acronyme ADACC). L'opinion ou la décision collective émanant d'une organisation étant nécessairement la résultante d'opinions ou décisions individuelles agrégées ou synthétisées conformément aux règles de fonctionnement propres à l'organisation en question.

Le postulat de la compréhension ou P2 énonce que tout ADACC individuel peut être compris. Le postulat de la rationalité ou P3 pose que les ADACC auxquels s'intéressent les sciences sociales " sont principalement le produit de raisons ". Le postulat P4 du conséquentialisme ou de l'instrumentalisme pose que les raisons précédemment évoquées se rapportent aux conséquences de l'ADACC considéré. Le postulat de l'égoïsme ou P5 pose que " l'individu s'intéresse exclusivement ou en priorité aux conséquences d'un ADACC qui le concernent personnellement dans ses intérêts ". Enfin, selon le postulat P6 ou postulat de la maximisation, l'individu incline vers tel ou tel ADACC après en avoir examiné les avantages et les inconvénients. Il choisit en l'occurrence l'ADACC dont le bilan avantages-inconvénients lui apparaît le plus favorable. Loin d'être facultatifs ou alternatifs, ces postulats sont liés par une relation d'implication ascendante : ainsi, P2 n'a de sens que si l'on reconnaît l'existence de P1 et ainsi de suite.

A l'exception des courants de type holiste qui n'en retiendraient aucun, les différentes écoles au sein des sciences sociales tendent à reprendre tout ou partie de ces postulats et le cas échéant les compléter, à l'exemple de la sociologie marxiste qui ajouterait un postulat P7 complétant la poursuite des intérêts personnels (P6) par celle des intérêts de classe.

La TCR (P1 à P6) peut apparaître comme un puissant outil capable d'expliquer non seulement les comportements individuels mais également des phénomènes sociaux macroscopiques aussi variés que le sous-développement de l'agriculture française à la fin du XVIII° siècle ou l'effondrement du système soviétique dans les années 1980. Il n'en reste pas moins que la TCR peut faire l'objet de certains aménagements. Par exemple, le postulat de la maximisation (P6) fréquemment requis par la théorie économique a pu être nuancé. Entre plusieurs actions un individu va certes apprécier chacune pour se déterminer en fonction de bilans avantages-inconvénients mais optera probablement pour la première action présentant un bilan satisfaisant à défaut d'être optimal. La recherche d'informations supplémentaires pour envisager toutes les actions possibles, y compris la meilleure d'entre toutes, se heurtant au fait que cette recherche représente en soi un coût. Ce qui débouche sur la théorie de la rationalité limitée où P6 (maximisation) est remplacé par P6' (satisfaction). De manière plus tranchée, la suppression des postulats P4 à P6 permet à R. Boudon de proposer un modèle rationnel général (MRG) davantage susceptible que la TCR sous sa forme complète de fournir une explication à l'ensemble des objets auxquels s'intéressent les sciences sociales. Ainsi, R. Boudon s'en tient aux raisons qu'un individu a d'agir de telle ou telle façon. Conséquentialisme, égoïsme et maximisation n'étant le propre que d'un certain nombre de cas. Ainsi "expurgée", la TCR devenue modèle rationnel général n'en conserve pas moins sa capacité précieuse à fournir des explications autosuffisantes.

Rationalité cognitive et rationalité axiologique

Ainsi, avec le MRG, R. Boudon laisse de côté les raisons d'agir liées aux conséquences d'une action donnée, aux intérêts de l'individu et au calcul de type coût-avantage pour caractériser deux catégories de raisons déterminant l'action : soit des raisons de nature cognitive et des raisons de nature axiologique. Dans le premier cas, il peut en effet être amené à accepter " une théorie qui ne le concerne pas dans ses intérêts mais qui lui paraît juste ". Dans le second cas, il peut approuver " une action qui ne le concerne pas dans ses intérêts, mais qui obéit à des principes qu'il approuve ". Par cette distinction, le MRG s'accorde à la définition philosophique classique de la rationalité tout comme à celle de la sociologie classique incarnée par M. Weber notamment. Elle rejoint en outre des notions développées par A. Smith lorsqu'il évoque la notion de "spectateur impartial" qui exprime le fait que les individus ne sont pas exclusivement mus par des intérêts égoïstes.

Se réclamant de M. Weber comme d'E. Durkheim, R. Boudon prête à la notion de rationalité cognitive le grand mérite d'être applicable, également, à la connaissance ordinaire et à la connaissance scientifique. Soulignant la continuité entre les deux, il rappelle que les idées religieuses elles-mêmes incorporent des mécanismes cognitifs analogues à la pensée scientifique rigoureuse. Vérification, contradiction, simplification et bien d'autres formes de raisonnement que l'on croirait propre à la pensée scientifique ont bien cours dans le cadre de la pensée religieuse. E. Durkheim lui-même " a insisté sur le fait que les théories religieuses sont des tentatives d'explication du monde qui ont ouvert la voie à la science".

R. Boudon insiste de même sur la continuité entre connaissance ordinaire et connaissance scientifique à propos de l'idée positiviste selon laquelle la connaissance scientifique serait par essence universelle alors que la connaissance ordinaire serait particulariste. L'auteur mentionne à cet égard le fait que la production de la connaissance scientifique est éminemment tributaire du contexte dans lequel elle est engagée. R. Boudon réfute en outre l'association entre deux valeurs jugées positives, la vérité et la rationalité d'une part, et deux valeurs réputées négatives, la fausseté et l'irrationalité d'autre part. Une pensée magique peut être fondée sur la rationalité de même qu'une théorie scientifique inexacte.

S'il distingue rationalité cognitive et rationalité axiologique, R. Boudon n'en arrive pas moins à conclure que la seconde s'apparente à une forme de la première. Au point de rencontre des deux se trouvent les notions voisines de bonnes raisons et de raisons fortes . Les bonnes raisons caractérisent l'état d'esprit dans lequel se trouve un individu lorsqu'il choisit d'agir de telle ou telle façon sur la base d'un système de raisons qui à la fois lui paraît le plus satisfaisant parmi ceux qu'il a examinés et lui laisse intuitivement un doute sur la validité dudit système. Un système de raisons fortes désigne un ensemble de raisons propre à fonder la rationalité d'un ADACC. Ces raisons étant qualifiées de fortes pourvu qu'elles " tendent à se présenter aussi comme [ telles] à l'esprit de tous ceux qui sont caractérisés par les mêmes paramètres contextuels ". Ces paramètres contextuels étant pour l'auteur des paramètres d'ancrage communautaire et d'ancrage social liés entre autres aux intérêts particuliers ou catégoriels. Ce sont les raisons perçues comme fortes qui donnent une base aux convictions axiologiques.

A  l'issue de sa réflexion, R. Boudon revient à la question posée en introduction sur la démarcation entre sciences et non sciences pour reconnaître que l'arbitrage demeure problématique avançant une conclusion non exempte de doute : "l a science doit s'efforcer de respecter le réel. Peut-être même ce principe offre-t-il la seule définition acceptable de la science."

L'auteur :

Sociologue, Raymond Boudon est Professeur à la Sorbonne. Il est l'auteur de nombreux ouvrages, dont La logique du socia l (1979), dans lesquels il explore notamment la notion d'individualisme méthodologique.

Mots-clés : 

Rationalité, science, sciences sociales, théorie du choix rationnel (TCR), modèle rationnel général (MRG), individualisme.

 

 

 

 

Sommaire :

Introduction – La théorie rationnelle de l'action sociale

Chapitre 1. Théorie du choix rationnel (TCR) ou Modèle rationnel général (MRG) ?

 

 

 

 

Le système d'axiomes définissant la TCR
Importance de la TCR
La TCR : une théorie puissante ou une théorie générale ?
Le modèle rationnel général (MRG)
Séduction de l'utilitarisme

Chapitre 2. La rationalité cognitive

La notion de rationalité cognitive
Croyances collectives
Contextualité des croyances

 

 

Chapitre 3. La rationalité axiologique

 

 

La notion de rationalité axiologique
Les sentiments moraux sont-ils rationnels ?
Contextualité des croyances normatives

Chapitre 4. Dix questions sur le MRG

 

 

Les critères du vrai, du légitime, etc.
Perspective instrumentale et perspective axiologique
Paramètres non cognitifs de la formation des croyances
Rationalisation et évolution
Bonnes raisons et raisons fortes
La question de l'indétermination
Modèles monologique ou dialogique ?
Raisons et émotions
La TCR, le MRG et la formalisation
La complexité variable des systèmes de raisons

Conclusion – Le principe de réalisme comme base de toute science

(© Presses Universitaires de France)

 

 

Quatrième de couverture 

"L'économie, les sciences sociales et la philosophie, utilisent abondamment la notion de rationalité . Indispensable, elle semble insaisissable. Cet ouvrage vise à la clarifier. Mais il poursuit surtout un autre objectif. La difficulté qu'ont les sciences sociales à devenir des sciences à part entière provient de ce qu'elles utilisent généreusement des explications irrationnelles du comportement qui paraissent fragiles. Cela explique le succès croissant depuis une vingtaine d'années, aux Etats-Unis et en Europe, de la Théorie dite du Choix Rationnel (TCR). Faut-il y voir, comme le prétendent ses promoteurs, une théorie capable de donner aux sciences sociales un fondement solide ? Faut-il accepter sa conception utilitariste de la rationalité ?
L'examen critique de la TCR permet de donner une réponse précise à ces questions et d'identifier un modèle qui préserve ses avantages en éliminant ses inconvénients. Ce n'est donc pas un exposé sur les avatars de la notion de rationalité qui est proposé ici, mais bien une théorie de la rationalité." (© Presses Universitaires de France)
 

 

 

 

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