Quand on n’a « que » le diplôme

Romain Delès

L'ouvrage

Toutes les études montrent que la poursuite d’études s’avère aujourd’hui indispensable pour faciliter l’accès au diplôme. Une analyse plus fine en fonction des spécialisations révèle, en revanche, des disparités d’insertion professionnelle importantes.

Trois idéaux types d’insertion professionnelle sont établis par l’auteur.

L’insertion prévisible

Les jeunes concernés présentent une certaine homogénéité en termes de formation puisque « une majorité d’entre eux est issue directement de formations courtes professionnalisantes (IUT ou STS) ». Ces formations ont trois caractéristiques : les étudiants ont des parcours scolaires plus modestes (forte proportion de bacheliers technologiques), ils ont également des aspirations scolaires ou professionnelles plus faibles, enfin, en termes de formation, on observe  une continuité pédagogique entre le secondaire et le post-bac.

Pour ces jeunes, l’insertion professionnelle est courte : les études quantitatives montrent effectivement que ces jeunes ont un temps d’accès au premier emploi plus rapide que ceux provenant des formations universitaires.

Cette période d’insertion se fait également sans rupture  pour trois raisons :

Tout d’abord, l’insertion professionnelle s’établit dans une continuité identitaire car ces jeunes passent « sans à coups du statut d’étudiant à celui de travailleur », en effet il y a une certaine continuité entre « leurs habitus scolaires et leurs habitus professionnels », liée en partie à la fréquence des stages et des pratiques professionnelles lors de leurs formations, mais également au fait que ces jeunes « n’aient pas acquis pendant les études une identité puissante et insistante d’étudiant ».

Ensuite, les liens sociaux acquis pendant les années d’études peuvent être maintenus, le réseau de sociabilité peut même apporter des informations précieuses dans la recherche d’emploi, fonctionnant selon  « la logique du capital d’autochtonie ». L’insertion professionnelle se fait selon la logique du parrainage dans laquelle la « clique » (vocabulaire de la sociologie des réseaux) joue un rôle important.

Enfin, il y a pour ces jeunes une certaine continuité du rythme de vie.

Ces formations courtes professionnalisantes souvent choisies par des étudiants d’origine modestes sont déconsidérées sur l’échelle du prestige des diplômes. Néanmoins leur taux d’insertion est meilleur que celui  des licences littéraires. Ces étudiants « prennent donc leur revanche à la sortie de leur formation ». « Le « petit » diplôme en termes de prestige scolaire devient « grand » en termes d’insertion professionnelle ». La multiplication des stages au cours de la formation, les liens établis avec les professionnels, les mises en pratique récurrentes facilitent la transition vers l’insertion professionnelle de ces jeunes.

L’insertion entravée

L’insertion entravée est l’expérience la plus courante de l’insertion professionnelle. Ce deuxième type correspond majoritairement à des jeunes issus de formations supérieures générales et longues, le plus souvent de filières littéraires. Ces jeunes sont donc dotés de diplômes plutôt valorisés dont ils pensent qu’ils leur permettront une insertion facile. Ces jeunes vont vivre leur difficulté d’insertion comme une injustice. Pour ces jeunes l’insertion professionnelle constitue une rupture avec les années de formation.

La « carrière » des jeunes de l’insertion entravée se déroule en trois temps :

La recherche d’emploi commence par le « deuil des illusions ». Les jeunes prennent conscience que leur haut niveau de diplôme ne permet pas de compenser leur manque de spécialisation.

Ces jeunes sont confrontés à un hiatus important entre les exigences attendues au cours de leur formation et celles qu’ils doivent désormais acquérir pour trouver un emploi. Ils doivent désormais pouvoir justifier de savoirs pratiques, de savoir-faire qu’on ne leur a pas explicitement transmis. Le but de l’association d’aide à l’insertion est donc de mener une « action de socialisation déscolarisante » des jeunes. Il s’agit de « quitter une hexis scolaire qu’ils ont d’autant plus intériorisée qu’ils étaient de bons élèves ». La tâche est d’autant plus ardue que l’association n’a que peu de liens avec ces jeunes. « Rechercher un emploi, c’est savoir se présenter sous un jour « professionnel », c’est savoir valoriser des expériences non scolaires, des qualités alternatives au diplôme, c’est s’ouvrir à un mode de pensée plus « pragmatique » et moins « théorique », bref, c’est témoigner de façons d’être non scolaires ».

Enfin dernier temps de cette carrière, « L’expérience de l’insertion entravée est marquée par la tentation du décrochage ». Découragés, ces jeunes peuvent être tentés de renoncer.

Ces jeunes de l’insertion entravée sont beaucoup plus nostalgiques que ceux de l’insertion prévisible de leur statut d’étudiant. Celui-ci leur apportait la sécurité sociale étudiante, éventuellement des bourses et des réductions plus ou moins importantes, mais surtout une forme de reconnaissance sociale. Ces jeunes à la recherche d’un emploi vont développer un sentiment de culpabilité et vont s’interdire certaines dépenses ou sorties qui leur semblent désormais illégitimes, et on aboutit à ce paradoxe : « bien qu’ayant objectivement plus de temps libre, les jeunes de l’insertion entravée s’adonnent moins aux activités divertissantes ». L’explication de ce paradoxe est simple nous révèle Romain Delès : « face à une recherche d’emploi fixée comme objectif ultime, toutes les autres activités apparaissent toujours moins impératives. »

Les formations universitaires ne permettent pas non plus de tisser des liens sociaux qui perdurent au delà la formation. « La mobilité géographique pendant les études empêche donc parfois la constitution d’un réseau stable, solide, qui peut être activé dans la recherche du premier emploi ».

L’insertion refusée

 Trois caractéristiques  du profil type des individus de ce type d’insertion sont identifiées :

            - ces jeunes refusent le parcours d’insertion professionnelle classique (bilan de compétences, CV, lettre de motivation, présentation avec respect vestimentaire à un entretien…). « L’insertion professionnelle comporte un certain nombre d’attendus comportementaux, parfois appelés les « savoir-être » du candidat à l’embauche » que ces jeunes rejettent, en raison du caractère artificiel de ces exigences à leurs yeux.

            - ces jeunes ne sont pas prêts à faire des compromis en acceptant des contrats aidés et des stages pour accéder à l’emploi. Par ailleurs, l’entrée dans le « vrai travail » correspond à une forme de routinisation et d’engagement qui les effraie un peu et qu’ils préfèrent repousser. Ils ne ressentent pas l’urgence de l’insertion.

            - ces jeunes valorisent l’épanouissement personnel. Issus plus souvent de formation littéraires ou artistiques qui s’appuient sur une grande autonomie intellectuelle, ces jeunes veillent avant tout à s’accomplir. Leur formation artistique et littéraire leur a transmis le plaisir d’apprendre, ils refusent l’aliénation au travail.

Néanmoins ces jeunes ne refusent pas l’emploi : ils s’engagent souvent dans des petits boulots qui leur permettent de préserver leur liberté. Ce sont des emplois alimentaires, loin des formes d’épanouissement qu’ils recherchent. Paradoxalement donc, ils refusent des contrats aidés et des stages dans leur domaine pour accepter des petits boulots non qualifiés, précaires. Cela s’explique tout d’abord par nécessité financière, mais aussi par besoin d’autonomie vis-à-vis des parents. « Le petit boulot est envisagé comme un moyen mis à contribution pour réaliser un objectif d’épanouissement personnel, situé dans un autre « monde » ». Le petit boulot ne sert pas à enrichir le CV, mais l’épanouissement personnel. « Il n’y a en fait pas de solution alternative au boulot alimentaire, tant les emplois « sérieux », ceux qui sont situés dans leur domaine d’études et qui pourraient servir leur parcours d’insertion, offrent des conditions de travail insatisfaisantes ». Romain Delès parle de « déclassement choisi ». Ce choix contribue néanmoins à les couper durablement du secteur de recherche, ces jeunes rejoignent alors la situation de l’insertion entravée.

On peut, en revanche, observer que ce choix de se placer « hors jeu » présente une certaine cohérence avec leur formation initiale artistique ou littéraire qui valorise l’originalité et la singularité.

L’auteur, face à ces trois idéaux types d’insertion professionnelle, parvient à la conclusion que les références axiologiques de l’école et de l’insertion professionnelle sont différentes. En effet, l’école valorise tout d’abord un rapport au savoir abstrait et désintéressé, ensuite, la récompense scolaire devient l’objectif ultime recherché par l’élève, enfin, l’école valorise la docilité des élèves. Toutes ces qualités sont très différentes de celles exigées par l’insertion professionnelle. Les candidats à l’embauche doivent donc se convertir à un nouveau système d’attentes. Néanmoins tous les jeunes ne sont pas égaux face à cette difficulté, selon leur formation : les jeunes de formation professionnalisante courte ont une avance sur les autres dans ce domaine. «La capacité des étudiants à se déscolariser » devient donc déterminante pour réussir son insertion professionnelle.

Romain Delès souligne également cette particularité française du temps de l’insertion professionnelle : cette période consacrée à la recherche d’emploi après l’obtention du diplôme ne s’observe pas dans d’autres pays.  En Suède par exemple, les jeunes poursuivent  souvent leurs études en occupant un emploi. Les études peuvent s’interrompre puis reprendre avec la formation continue. En Angleterre, les jeunes acceptent beaucoup plus facilement qu’en France un premier emploi inférieur à leurs niveaux de qualification.

Cette « logique du placement » propre à la France s’explique par trois facteurs selon Romain Delès : Tout d’abord, la professionnalisation reste l’objectif prioritaire de l’enseignement supérieur français. Ensuite, en France les études sont financées par la famille ou par l’aide de l’Etat qui transite par la famille. Cela induit une charge morale plus forte puisque reposant davantage sur une logique de don et de contre-don. L’étudiant se voit financer ses études s’il joue le jeu attendu : travailler pour réussir ses études, puis tout mettre en œuvre pour obtenir un emploi. Enfin, la logique de statut prévaut dans la recherche du premier emploi. Peu de jeunes acceptent des emplois jugés comme déclassés.

Les parcours d’étude en France s’effectuent souvent  sur une période plus  ramassée que dans d’autres pays (il est rare de poursuivre ses études au-delà de 25 ans an France), et obéissent à une « logique tubulaire » (les réorientations sont peu fréquentes).

 

Quatrième de couverture

Malgré des niveaux d’études élevés, les jeunes éprouvent des difficultés grandissantes à trouver leur place sur le marché du travail. Fruit d’une enquête sociologique auprès des diplômés de l’enseignement supérieur à la recherche d’un premier emploi, ce livre explore l’expérience de l’insertion professionnelle. Une fois le diplôme obtenu, les étudiants, souvent protégés des questionnements sur leur avenir professionnel pendant leurs études, sont plongés dans l’univers de la recherche d’emploi. Pour certains, la transition études/emploi est évidente (insertion prévisible) ; pour d’autres un véritable travail de conformation aux attendus de l’emploi s’engage (insertion entravée) ; pour d’autres encore, l’insertion professionnelle est un impératif trop pressant qu’il s’agit, un temps au moins, de mettre à distance (insertion refusée). Par-delà la diversité des parcours, ce livre conclut à l’existence d’un modèle de relation formation-emploi français très particulier, qui fait de l’insertion professionnelle l’objectif ultime, l’horizon indépassable de la jeunesse française.

L’auteur

  • Romain Delès est maître de conférence en sociologie à l’université de Bordeaux (Ecole supérieure de professorat de l’éducation d’Aquitaine) et chercheur au centre Emile Durkheim.

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