L'innovation technique

Patrice FLICHY

L'AUTEUR

  • Professeur de sociologie à l'université de Marne-la-Vallée, Patrice Flichy est par ailleurs directeur de la revue Réseaux dédiée aux rapports entre la technique, la communication et la société. Il a notamment publié, en 1997, Une histoire de la communication moderne (La Découverte) et, en 2001, L'imaginaire d'Internet (La Découverte).

L'OUVRAGE 

Si les sciences sociales d'une part et les techniques d'autre part ont accompli au cours des deux derniers siècles des progrès considérables, leurs cheminements respectifs ont été le plus souvent parallèles. Les sciences humaines, la sociologie et l'économie mais aussi l'histoire, n'ont jamais su tout saisir de la dimension pleinement sociale de l'innovation technique. La technique étant alternativement ignorée ou au contraire considérée abusivement comme un déterminant absolu des structures sociales. A l'issue d'une analyse critique vaste mais précise des théories sociologiques, économiques, anthropologiques et historiques de l'innovation technique, Patrice Flichy entend dépasser ces deux travers en proposant une nouvelle théorie de l'innovation qui éclaire l'intime liaison du social et du technique.

Pour Patrice Flichy, les sciences sociales, toutes disciplines et tous courants confondus, ont en effet failli dans leur approche de la technique. Les économistes en ont eu au mieux une vision parcellaire. Souvent, ils l'ont ignorée. Adam Smith la tient pour un facteur de la croissance et du revenu alors que Ricardo et après lui Karl Marx lui imputent l'augmentation du chômage par substitution du capital au travail. Au début du XX° siècle, Joseph Schumpeter fut parmi les économistes celui qui accorda le plus d'importance à la question de l'innovation qu'il relie étroitement à la croissance. Encore faut-il considérer qu'il a de l'innovation une conception extensive englobant tout à la fois nouveaux produits, nouvelles formes d'organisation, fusions d'entreprises ou encore ouverture de nouveaux marchés. Phénomènes qui tous n'impliquent pas une dimension à proprement parler technique.

Les néo-classiques, pour leur part, considèrent dans un premier temps que la technique se trouve hors du champ de l'économie. A ce titre, ils ne cherchent pas à l'analyser en elle-même et se contentent, dans une perspective statique, de la considérer au plus comme un facteur exogène. Ce n'est que tardivement, dans les années 1950, que Robert Solow, le premier, admet toute l'importance du changement technique sur la fonction de production et la croissance.

Si l'innovation elle-même semble avoir été insuffisamment étudiée par les économistes, la diffusion de l'innovation a fait l'objet d'analyses approfondies à partir des années 1960. L'étude par Zvi Griliches, représentant de l'Ecole de Chicago, de la diffusion du maïs hybride dans différents Etats américains compte parmi les travaux les plus marquants dans ce domaine. Les notions d'imitation et d'apprentissage sont notamment invoquées pour comprendre les mécanismes de propagation d'une innovation.

La diffusion de l'innovation ainsi considérée ne pouvait laisser insensibles les sociologues. Certains d'entre eux ont d'ailleurs contesté l'approche univoque d'économistes comme Zvi Griliches. Ainsi, Bryce Ryan et Neal Gross qui eux aussi se sont penchés sur la diffusion du maïs hybride refusent de considérer l'agriculteur américain comme un modèle "chimiquement pur" de l'homo æconomicus . Pour des sociologues comme Everett Rogers ou Elihu Katz, Herbert Menzel et James Coleman, d'autres éléments que la seule rationalité économique doivent être pris en compte au premier rang desquels les réseaux d'influence et les leaders d'opinion. Cependant, pour Patrice Flichy, les sociologues qui se sont intéressés à la diffusion de l'innovation n'ont, pas plus que les économistes, considéré la technique pour elle-même et lui ont gardé une dimension largement abstraite.

Ainsi, l'étude de la technique demeure pour Patrice Flichy inachevée. Ce qui le conduit à proposer son propre modèle d'analyse. Ce modèle s'appuie notamment sur les notions d'objet frontière propre à l'approche interactionniste et de cadre de référence socio-technique.

De l'objet frontière au cadre socio-technique

L'objet frontière qui est défini comme un objet situé à l'intersection de plusieurs mondes sociaux va rendre possible les interactions en forme de coopérations et de confrontations entre des individus pour lesquels les objets, en particulier les nouveaux objets, revêtent a priori des sens différents.

Patrice Flichy assigne au modèle qu'il propose plusieurs objectifs parmi lesquels : " intégrer dans une même analyse technique et société, sans choisir un terme au détriment de l'autre (…) Il ne s'agit pas d'articuler seulement deux pôles : technique et société, mais de voir comment interfèrent de nombreux mondes sociaux, ceux des ingénieurs et des usagers, des industriels, des exploitants de services, des réparateurs, des commerçants, etc. ". L'auteur est ainsi conduit à élaborer la notion de cadre de référence socio-technique qui va permettre la rencontre et l'interaction de tous les acteurs prenant part à l'innovation technique sans exclusive. Ce cadre socio-technique résultant lui-même selon l'auteur d'un cadre de fonctionnement et d'un cadre d'usage. " Le cadre de fonctionnement définit un ensemble de savoirs et de savoir-faire qui sont mobilisés ou mobilisables dans l'activité technique. " Le cadre d'usage concerne lui l'utilisation concrète d'un objet technique. Il peut être relié pour l'auteur à la valeur d'usage en économie. Pour éclairer à la fois ce qui relie et distingue cadre de fonctionnement et cadre d'usage, Patrice Flichy prend l'exemple de la machine à calculer dont le cadre de fonctionnement a évolué au moment du passage de l'électromécanique à l'électronique sans que le cadre d'usage s'en soit immédiatement trouvé modifié. Machines électromécaniques et premières calculatrices présentant des claviers analogues. Ce n'est que par la suite que l'électronique a permis une amélioration des performances telles que le cadre d'usage a finalement substantiellement évolué.

L'un des mérites de la notion de cadre socio-technique est de préserver la part du hasard et de la nécessité dans un système de contraintes non déterministe mais suffisamment stable. Ainsi, l'innovation technique résulte d'un processus allant de possibles multiples à un aboutissement non prédictible, fruit de compromis, de choix, d'oppositions entre les acteurs. Cet aboutissement n'est jamais optimal. Il n'est ni le résultat de mécanismes parfaitement efficients ni l'œuvre d'un inventeur génial. A cet égard, le modèle proposé par P. Flichy permet d'écarter à la fois "l'illusion rétrospective de fatalité" évoquée en son temps par Raymond Aron et la "théorie héroïque de l'invention" pointée par l'historien de l'économie Nathan Rosenberg. Enfin, il rejoint l'approche économique traditionnelle en fondant l'articulation du cadre de fonctionnement et du cadre d'usage et conséquemment la stabilisation du cadre de référence socio-technique sur un élément essentiel : le prix. C'est en effet la stabilisation progressive du cadre de référence socio-technique qui permet d'aboutir à une situation dans laquelle le calcul économique est effectivement possible.

QUATRIEME DE COUVERTURE (EXTRAIT)

"Comment naît l'innovation technique ? N'est-ce qu'un génial Euréka auquel on associe un processus de diffusion ? N'est-elle pas au contraire un processus complexe de confrontation, de négociation qui associe de nombreux acteurs techniques mais aussi les usagers ? Comment se réadapte un projet technique en fonction des multiples variations de l'environnement ? Telles sont quelques-unes des questions auxquelles entend répondre ce livre.


Pour ce faire, l'auteur présente d'abord un panorama critique de l'innovation - clair et synthétique - des différentes théories de l'innovation proposées par les différentes sciences sociales (sociologie, histoire, économie, anthropologie). Il montre que traditionnellement, nombre d'entre elles ont reposé sur une coupure radicale entre la technique et la société.
Patrice Flichy propose au contraire une nouvelle approche, unifiée, de l'action socio-technique des différents acteurs de l'innovation, notamment des concepteurs et des usagers. Il étudie la succession des événements techniques, l'irréversibilité des choix effectués mais également l'évolution des représentations, des utopies techniques et sociales.
Ouvrage de réflexion, L'innovation technique s'adresse autant aux spécialistes qui y trouveront de nouvelles perspectives d'études de cette question, qu'aux non-initiés – en particulier les étudiants en gestion – qui pourront ainsi accéder à une excellente synthèse critique des recherches en sciences sociales sur la technique."

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