L'Individualisme est un humanisme

François de Singly

L'ouvrage


Depuis L'Ere du vide , de Gilles Lipovetsky, l'individualisme a mauvaise presse. Associé à la concurrence de tous contre tous, et à la destruction du lien social, l'individualisme serait donc à l'origine de tous les malheurs sociaux contemporains. Il attendait son défenseur, c'est chose faite avec le dernier ouvrage de François de Singly, qui en 120 pages explore les fondements idéologiques de l'individualisme pour y voir un humanisme moderne.

Le cœur de sa thèse repose sur la distinction philosophique entre deux individualismes, le concret et l'abstrait. L'individualisme abstrait, héritier de la raison cartésienne, est le modèle intellectuel de la Révolution française (qui supprime les corps intermédiaires de la société pour n'avoir rien entre l'individu-citoyen et l'Etat), puis de la Troisième République, laquelle crée l'isoloir, symbole de l'individualisme abstrait qui tend à chercher dans chaque homme une Raison tendue vers l'intérêt général. La famille perd en influence, tous les liens librement consentis devant être aussi aisés à dissoudre. L'individualisme concret, lui, descend de Montaigne et du romantisme allemand, et, plus anciennement, de l'amour courtois. A cet individualisme concret, Singly rattache l'amour et le besoin d'être aimé, moins la Raison que le moi. Cet individualisme relationnel fonde l'organisation sociale sur la recherche de la reconnaissance par autrui d'une "vérité de soi", et doit être différencié d'un individualisme compétitif, qui figure des individus en concurrence permanente. La tradition républicaine française valorise l'individualisme abstrait dans la sphère publique, tandis qu'elle circonscrit l'individualisme concret à la sphère privée, conduisant à une représentation du monde social où la sphère publique a une valeur supérieure à la sphère privée, au nom de la Raison et du Progrès.

La conceptualisation des individualismes reprise et affinée par l'auteur offre par ailleurs une grille de lecture renouvelée de ce que l'on appelle couramment la "crise du politique". Pour François de Singly, la dénonciation contemporaine des méfaits de l'individualisme masque en réalité l'essor de l'individualisme concret au détriment de l'individualisme abstrait. L'idée républicaine, étroitement associée à l'individualisme abstrait, semble effectivement en perte de vitesse, depuis les revendications des années 60, où les individus exigent une reconnaissance. Les combats féministes, les revendications des minorités ethniques mettent en avant des particularités individuelles que la République laissait jusque là en dehors du champ politique. Mais la tradition républicaine ne s'efface pas sans être aussitôt remplacée, selon le sociologue. "Au même titre que les autres, l'identité citoyenne et politique doit être repensée afin d'être davantage compatible avec les autres caractéristiques personnelles et statutaires" (p.88). C'est dans cette optique qu'il faut, selon le sociologue, analyser la recherche de proximité dans les activités sociales et politiques, les individus "concrets" étant impliqués davantage dans le tissu associatif que dans les partis politiques, et recherchant la proximité plus que l'universel. C'est en fait la relation hiérarchique entre l'abstrait et le concret qui est en cause, et par là-même le modèle de construction de la société française. Pour Singly, il est temps de considérer différemment l'individualisme concret, selon lui plus porteur d'humanisme que de désocialisation.

L'individualisme concret conduit en effet les individus à refuser les déterminismes, la fixation définitive d'une identité préétablie qu'il faudrait révéler. Il remet en cause le mythe, solidement établi, de la "nature profonde", au profit de la construction progressive du soi. Nul individu ne peut se laisser définir seulement par son sexe, sa religion ou sa situation professionnelle. C'est à la fiction, romanesque ou cinématographique, que Singly emprunte l'essentiel de ses métaphores. Il illustre en effet l'essor de l'individualisme concret par le cheminement intérieur de quelques héros de la littérature et du cinéma, se libérant progressivement des chaînes de leur condition sociale pour arriver non pas à leur nature préexistante, mais pour devenir ce qu'ils ont décidé d'être. S'inspirant de Sloterdijk et de Ricoeur, Singly souligne que le soi se construit par une série de microdécisions, au cours desquelles l'individu maîtrise progressivement son existence. Cette construction progressive s'accompagne d'un droit au choix, d'une latitude laissée à l'individu pour sélectionner parmi toutes ses caractéristiques sociales celles qui lui semblent le caractériser le mieux.

L'individualisme concret porte pourtant en lui un risque, celui d'un relativisme généralisé, d'une multitude de points de vue ne pouvant s'associer pour former une vérité collective. François de Singly voit dans le principe de commune humanité l'ancrage permettant de dépasser cette multitude d'individus. "Le principe de commune humanité creuse dans la muraille qui sépare les individus entre eux du fait de leurs inégalités, héritées ou acquises. (…) La commune humanité dé-singularise l'individu. C'est constitutif de sa force, c'est aussi une limite." (pp. 55-56)

Derrière l'individualisme, c'est donc bien la liberté que défend l'ouvrage de François de Singly. L'introduction contient à ce titre un paradoxe assez surprenant. Alors que l'auteur soutient tout au long de l'ouvrage la thèse selon laquelle l'individualisme permet de combattre les déterminismes sociaux et biologiques, il fait de cet individualisme, dans l'introduction de l'ouvrage, une doctrine opposée au libéralisme. "L'individualisme est donc intrinsèquement politique, se situant dans le camp opposé au libéralisme politique et économique puisqu'il doit créer les conditions autorisant tout individu, quelles que soient sa couleur, sa nationalité, son origine sociale, quels que soient son genre, son âge, à avoir le droit d'être un "homme" (au sens des droits de l'homme)" (p. 11). L'énumération ressemble si étroitement à la Déclaration des Droits de l'Homme que l'on ne peut que s'étonner qu'elle soit utilisée en opposition au libéralisme politique, doctrine qui a précisément cherché, au cours des 18ème et 19ème siècles, à émanciper l'individu des contraintes sociales et du pouvoir de l'Etat pour lui offrir les conditions d'épanouissement de sa liberté individuelle.

A cette approximation près, l'ouvrage de Singly reste marquant par son originalité et son érudition. Il cherche, à travers les sciences sociales tout comme à travers la fiction, à réhabiliter un concept de philosophie politique à la fois galvaudé et déprécié, alors qu'il porte en lui tous les fondements de nos démocraties contemporaines.

 

L'auteur

François de Singly , professeur de sociologie à l'université de Paris-Descartes et directeur du Centre de recherche sur les liens sociaux, est l'auteur de nombreux ouvrages dont Libres ensemble (Nathan, 2000), Les Uns avec les autres (Armand Colin, 2003).

 

Table des matières

Introduction

1.    L'individualisme abstrait, l'individualisme concret

2.    L'individualisme et les deux modernités

3.    L'humanisme sous condition


Conclusion

 

Quatrième de couverture

Dans cet essai, François de Singly répond aux détracteurs de l'individualisme. Il fait comprendre comment l'individualisme dessine l'idéal d'une société où il n'y aurait plus "ni juif, ni Grec…, ni esclave, ni libre…, ni homme, ni femme" (Paul, Epître aux Galates), mais où chacun serait un individu "à part entière". Souvent, on pense l'individualisme comme le règne de la concurrence généralisée, de la guerre de tous contre tous, et du libéralisme économique. C'est oublier que l"individualisme occidental est tout autre chose : avoir, par exemple, le droit d'aimer quelqu'un sans intervention familiale, participer à une élection démocratique et aux décisions concernant sa vie… Certes, cette liberté exige des conditions sociales particulières que ce livre étudie : l'individu doit avoir les moyens de devenir lui-même et il ne doit pas subir de discrimination. Alors, l'individualisme devient un humanisme. L'horizon positif de cet essai vif et novateur fournit des armes pour critiquer ce qui tend, en permanence, à faire que certains soient moins "individus" que d'autres.
 

 

 

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