Les règles économiques et leurs usages

Bénédicte REYNAUD

L'ouvrage 

Les règles, en économie en particulier, sont trop souvent perçues comme un objet donné, fini, aux conséquences prédéterminées. Bénédicte Reynaud nous invite par cet ouvrage à dépasser une telle approche, aussi simpliste que largement répandue. Si les visées de l'auteur sont générales, le chemin qu'elle emprunte n'est pas celui de la description générale. Il est question ici de deux ordres : l'ordre macroéconomique d'une part et l'ordre microéconomique d'autre part. Or, ces deux ordres ne sont pas abordés par l'auteur avec une ambition classificatoire ou encyclopédique totale mais à travers quelques exemples, précisément identifiés et fort différents : principalement, la définition du chômage dans le cadre du recensement de 1896, la désindéxation des salaires décidées en 1983 et l'introduction d'une prime de motivation dans un atelier de maintenance de la RATP dans les années 1990.


A la fin du XIXe siècle, déjà, l'identification et le dénombrement des chômeurs ont été l'objet de discussions méthodologiques. Ce type de discussions a perduré pendant des décennies jusqu'à aujourd'hui à propos notamment des critères adoptés par le BIT (Bureau international du travail) et par les instituts de statistiques nationaux tels que l'INSEE en France. L'intention de B. Reynaud n'est pas ici de discuter la pertinence de telle ou telle méthodologie mais d'étudier l'écart entre la part descriptive et prescriptive de la règle énoncée (la définition théorique et abstraite du chômeur en l'espèce) et l'usage qu'en font les personnes invitées à déclarer leur situation professionnelle pour être rangées alternativement parmi les actifs, les chômeurs ou les "vagabonds et mendiants volontaires". Cet exemple permet de souligner d'emblée qu'une règle n'existe pas en soi. Du moins, elle n‘existe pas pleinement en soi. Beaucoup, en l'occurrence l'essentiel, dépend de son interprétation.


La révélation indéterminée des règles
 

Au stade de l'énoncé, la règle à la fois transcrit certains usages et désigne un modèle à suivre. Contrairement à l'idée habituellement admise, implicite dans nombre de théories économiques, les individus ne se contentent pas de se plier à la règle. Ils peuvent s'y adapter dans une certaine mesure mais avant tout ils l'adaptent en l'interprétant. Le droit lui-même intègre cet état de fait à travers la jurisprudence qui est à la fois interprétation de règles existantes et génération de règles nouvelles.

L'interprétation des règles, sans être totalement aléatoire, est grandement indéterminée. Cette indétermination s'explique fondamentalement par l'écart de toute règle à sa solution. Loin d'être une anomalie, cet écart est au contraire une nécessité dans la mesure où la règle est par nature de caractère général. Faute de quoi, il devrait y avoir autant de règles qu'il y a de problèmes à résoudre. C'est à ce point précis de la réflexion sur les règles que l'on peut concevoir la différence entre les règles et les décisions. Les règles sont durables et générales quand les décisions sont instantanées et particulières. En outre, pour être praticables, les règles doivent ménager à ceux auxquels elles sont destinées une marge de manœuvre ou, à défaut, leur laisser croire qu'ils disposent d'une marge de manœuvre. Enfin, une règle nouvelle est appelée à s'insérer dans un système de règles existantes avec lesquelles elle va interagir. Or, ce système intègre des règles qui ne sont pas toujours cohérentes entre elles. Ces différents aspects expliquent que les effets produits par une règle donnée sur la réalité ne peuvent être décrits de façon certaine et précise a priori.

Ce fut à l'évidence le cas lorsqu'en 1992 la direction de la RATP décida d'introduire une prime salariale censée encourager les équipes de l'atelier de maintenance des équipements électroniques à davantage de productivité. Ce dispositif n'a pas produit les effets escomptés. A force de négocier la règle, d'introduire des avenants et de modifier les coefficients de pondération applicables aux différents types de tâches, une déconnexion est apparue entre l'obtention de la prime maximale et la productivité réelle. La direction elle-même ayant été amenée à délaisser la gestion productiviste de la prime pour une gestion sociale. Le pivot de cette règle et de son interprétation ne fut plus dès lors l'efficacité objective de chaque équipe mais les rapports de force entre agents de maîtrise et direction d'une part et les stratégies adoptées par les différentes équipes pour maximiser leur prime d'autre part.  

Dans le cas de cet atelier de maintenance, on a constaté que l'interprétation des règles peut varier au sein d'équipes présentant pourtant des profils faiblement différenciés. Au point selon B. Reynaud que c'est une hypothèse importante sur les liens entre l'ordre macroéconomique et l'ordre microéconomique qui se trouve affaiblie. Si une règle particulière ne produit pas des effets identiques en dépit de conditions d'application voisines, ce sont les règles en général qui manquent à la vertu qui leur est attribuée par la majorité des économistes : l'homogénéisation des comportements. Cette homogénéisation étant réputée fonder l'articulation entre macroéconomie et microéconomie.

Dans l'exemple particulier de l'atelier de maintenance de la RATP comme en toute circonstance, c'est bien l'interprétation de la règle, c'est-à-dire la règle en pratiques, qui permet de lui donner une signification. D'ailleurs, pour B. Reynaud, "Une règle qui n'est pas pratiquée n'a pas de signification particulière."
 

De routines en habitus
 

L'incomplétude des règles liée à leur caractère général n'explique pas à elle seule la possibilité et la nécessité de les interpréter. L'incertitude des individus quant aux intentions d'autrui contribue aussi à l'indétermination des interprétations. Contrairement à l'analyse livrée par nombre d'économistes, expliquer cette incertitude par la rationalité limitée des agents, au demeurant bien réelle, ne suffit pas. Certains processus sont en effet à l'œuvre qui permettent d'aboutir à une stabilisation des interprétations sans nécessairement passer par un calcul rationnel. Parmi ces processus, les routines jouent un rôle majeur. "Les routines sont un mode de résolution pragmatique, locale et temporaire d'un problème auquel les règles donnent une réponse théorique, abstraite et générale." explique B. Reynaud. Les routines ont aussi le grand mérite de soutenir un projet collectif quand l'application mécanique de règles, elle, ne garantit nullement une coordination suffisante entre les individus. Les routines remplissent d'autant mieux cette fonction de coordination et de cohésion qu'elles sont tacites.

Ces routines, qui intègrent des expériences passées, rejoignent la notion d'habitus décrite par Pierre Bourdieu : "l'habitus est la présence agissante de tout le passé dont il est le produit". Les routines permettent, comme le dit P. Bourdieu à propos de l'habitus, "de suspendre l'indétermination de l'intention de coopérer". En dépit des définitions courantes de la routine ou des routines, celles-ci n'impliquent pas une reconduction perpétuelle de l'identique. Pour citer à nouveau P. Bourdieu, "l'habitus est quelque chose de puissamment générateur (…), est un principe d'invention". Ce qui explique que les routines permettent de stabiliser effectivement les interprétations des règles sans les figer définitivement.

Ainsi, les règles qui ne peuvent être assimilées, selon l'image livrée par Wittgenstein, aux "rails contraignant le train" ne débouchent pas pour autant sur un état aléatoire et instable. L'indétermination ne signifie pas ici une totale absence de contraintes et de causalités. C'est d'ailleurs ce qui permet aux règles de conserver une certaine capacité opératoire. Sans quoi c'est l'action politique elle-même qui se verrait vidée de toute légitimité. En dépit des nombreuses interprétations qui peuvent en être faites, les règles ne sont donc pas nécessairement improductives voire contre-productives. Il est seulement recommandé de considérer d'une part les individus auxquels elles sont appelées à s'appliquer et d'autre part le système de règles existant. La démarche d'efficacité collective engagée au sein de l'atelier de maintenance des équipements électroniques de la RATP en 1993 peut à cet égard être considérée comme un précédent éclairant, à l'heure où plusieurs administrations sont l'objet de mesures analogues.

L'auteur :

  • Bénédicte Reynaud est directrice de recherche au CNRS.

 

Quatrième de couverture 

"Lorsqu'un patron donne un ordre à un salarié, comment celui-ci doit-il l'exécuter? Avec quel engagement? Avec quelle intensité? D'une façon générale, sur quelles bases s'établit la confiance réciproque entre employés et employeurs?

Dans une société où toutes les relations entre les hommes sont soumises des règles contractuelles, comment l'économie y échapperait-elle? Les rapports économiques ne seraient-ils qu'une question de prix?

Dans ce livre, Bénédicte Reynaud montre, au plus près de la réalité vécue par les partenaires économiques, qu'il n'en est rien. Son analyse, menée au plan macroéconomique sur l'exemple de la désindexation des salaires en 1983 et au plan microéconomique sur l'introduction d'une prime de rendement à la RATP entre 1993 et 2001, nous montre quel type de règles suit le jeu de l'économie.

Elle nous restitue ainsi, dans toute son humanité, la vie économique."
 

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