Les nouvelles inégalités du travail

Grégory Verdugo

L'ouvrage

Dans cet ouvrage consacré à l’emploi, Gregory Verdugo fait le point sur les dynamiques qui touchent le marché du travail, sous l’effet de la mondialisation, des chocs technologiques, et des institutions de ce marché particulier qui favorisent plus ou moins la création d’emplois. Le trait majeur est selon lui aujourd’hui la « polarisation », qui conduit à une raréfaction des emplois de qualification intermédiaire : dès lors, « alors que les travailleurs peu qualifiés souffrent de la disparition des emplois intermédiaires, les très qualifiés profitent d’une économie de plus en plus gourmande en diplômes et compétences ».

Apparues au début des années 1980, ces polarisations au sein de l’emploi ont touché tous les pays développés, même si les inégalités se sont creusées à des vitesses et des ampleurs différentes selon les nations. Gregory Verdugo rappelle que les économistes distinguent généralement trois grandes catégories d’emplois : les emplois peu qualifiés, les emplois intermédiaires et les emplois très qualifiés. Or, les enquêtes disponibles montrent une nette expansion des emplois peu qualifiés (notamment dans les services) comme des emplois très qualifiés, et une chute relative de la part des emplois intermédiaires (surtout dans l’industrie). On assiste à un déclin industriel conjugué à une réorganisation des qualifications au sein même des secteurs de l’économie.

Parallèlement à cette polarisation des emplois, les écarts de salaires se sont creusés dans la plupart des pays développés. De rares pays font pourtant exception à cette tendance à la croissance des inégalités de salaires : c’est le cas de la France. Néanmoins, malgré cette dispersion salariale en baisse, la France n’appartient pas au groupe des pays où l’inégalité est la plus faible, car dans notre pays, le niveau des inégalités dans le haut de la distribution des salaires est relativement élevé, comparativement à d’autres pays. Selon Gregory Verdugo, le resserrement des écarts de salaires en France reflète entièrement la chute des rendements de l’éducation, dans un contexte d’augmentation du nombre de diplômes délivrés. Il faut toutefois bien noter que les effets du diplôme ne se réduisent pas au niveau du salaire ou même à la qualité des emplois occupés.

Le diplôme constitue en effet, encore aujourd’hui, une arme puissante contre les risques du chômage et contre l’incertitude sur les revenus du travail. Et, depuis trois décennies, on constate surtout une précarisation croissante des trajectoires professionnelles des travailleurs les moins qualifiés. A l’opposé, les carrières des plus qualifiés restent relativement stables et protégées : même si le gain de salaire que procure le diplôme a diminué, son effet protecteur face à un risque de chômage accru a augmenté. Le diplôme réduit fortement la menace d’instabilité des revenus et des trajectoires professionnelles, qui touche violemment les travailleurs peu qualifiés.

 

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Chocs technologiques et mondialisation

Quelles sont les causes de ces polarisations à l’œuvre sur le marché du travail ? Gregory Verdugo évoque tout d’abord l’effet de la technologie : le progrès technique serait biaisé en faveur du travail qualifié et très qualifié. Si la technologie est génératrice de gains de productivité et de baisses des prix favorables au pouvoir d’achat des consommateurs, elle est souvent complémentaire du travail qualifié, et se substitue aux emplois peu qualifiés et routiniers. Si la seconde révolution industrielle au début du XXème siècle a été assez favorable aux travailleurs non qualifiés, en créant de nombreux emplois, la révolution informatique a surtout conduit à des destructions d’emplois intermédiaires et peu qualifiés.

Les grands gagnants du progrès technologique sont ceux qui effectuent ces tâches abstraites dans leur travail, font preuve de créativité, travaillent dans la conception et développent de nouveaux procédés (marketing, recherche & développement, etc.) Il s’est alors produit depuis les années 1980 une sorte de course entre les efforts d’éducation et l’innovation technologique : la hausse du niveau d’éducation a accru l’offre de travail qualifié (et exercé une pression à la baisse sur les salaires), mais en réaction, l’innovation technologique développée pour une population plus éduquée, a stimulé la demande de travail qualifié. En effet, plus la population est éduquée, plus il devient rentable d’inventer ou d’adopter des technologies complémentaires aux emplois qualifiés, ce qui stimule la demande des firmes pour ce type de travail. Dans un pays comme la France, ce modèle simple permet d’expliquer les forces contradictoires qui ont conduit à la stabilité des inégalités salariales. On peut même faire le constat que l’éducation a progressé plus vite que la technologie en France et entraîné une raréfaction relative des emplois stables destinés à la classe moyenne, ce qui a accentué le sentiment de déclassement et la déception par rapport aux promesses de l’école. Si comme nous l’avons vu, les diplômes protègent toujours du chômage, leur rendement a considérablement chuté.

Le second facteur explicatif concerne l’ouverture internationale et la concurrence des pays émergents : si l’échange international procure des avantages indéniables (économies d’échelle, accès à des marchés en croissance, baisses de prix, variété de biens et services plus grande pour le consommateur, incitation à innover), il faut se souvenir que « derrière le consommateur se trouve aussi un travailleur aux intérêts parfois opposés ». En effet, le renouvellement plus rapide des produits entraîne une réorganisation plus fréquente de la production, ce qui rend l’emploi plus instable pour de nombreux travailleurs. Par ailleurs, le commerce avec les pays émergents affecte aussi les salaires dans les pays développés, car il met en concurrence des travailleurs aux niveaux de rémunération très éloignés. Dans un pays comme la France, l’échange international favorise alors le travail qualifié : « nous exportons principalement des avions, des médicaments, des parfums qui sont élaborés dans des secteurs où les travailleurs tendent à être plus qualifiés que la moyenne.

Le développement des échanges bénéficie donc aux travailleurs qualifiés dans les pays développés ». Au contraire, nous importons des biens, comme des vêtements, des jouets, etc. qui sont produits par des travailleurs moins qualifiés. Sous la pression de la concurrence internationale, les firmes de ces secteurs doivent donc réorganiser leur production, monter en gamme et donc réduire la part de travail non qualifié. Si durant les années 1990, la littérature économique relativisait l’impact du commerce international sur le marché du travail, les choses ont changé dans les années 2000, car il devenait difficile de nier l’impact puissant sur l’emploi et des salaires de l’immense réserve de main d’œuvre de pays comme la Chine. L’emploi industriel en France, concentré géographiquement a donc été fortement touché par la concurrence avec la Chine, d’autant que la mobilité du travail relativement faible sur le territoire a généré des effets délétères dans certaines zones (comme le Nord et l’Ouest) durement touchés par les effets directs des délocalisations et des restructurations, puis par les effets indirects liés à la fermeture des commerces, la chute des recettes fiscales des collectivités, etc.

La reconversion professionnelle s’avère difficile pour ceux qui ont accumulé un capital humain très spécifique, peu réutilisable dans le cadre de reclassements. Selon Gregory Verdugo, c’est la raison pour laquelle l’éducation et la formation sont aujourd’hui au défi de préparer les travailleurs à une plus grande adaptabilité, par un l’investissement dans un capital humain général et flexible. Il faut ajouter que le mouvement de fragmentation des chaînes de valeurs globales, de plus en plus complexe, va poursuivre ce mouvement de création d’emplois qualifiés, au détriment des emplois intermédiaires notamment, qui seront externalisés. Les forces poussant à la polarisation sur le marché du travail ne sont pas prêtes de s’arrêter.

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Les institutions du marché du travail

Les normes et les règlements en vigueur sur le marché du travail organisent les relations d’emploi. Pour Gregory Verdugo, le dilemme principal en la matière est le niveau optimal de protection de l’emploi : « alors que trop de liberté fait craindre les excès des employeurs dans le cadre d’une relation asymétrique, une régulation excessive ou mal proportionnée est accusée de brider la création d’emplois ». La qualité des institutions du marché du travail est cruciale car elle permet d’absorber plus ou moins facilement les chocs technologiques et les effets de l’ouverture à l’échange international. On peut dire que ces institutions ont surtout affecté les salaires et l’emploi des moins qualifiés : là où les réglementations sont restées protectrices, elles ont empêché une réduction des bas salaires, mais elles n’ont pu empêcher les destructions d’emplois et ont sans doute freiné la création de nouveaux emplois. Pour certains économistes, les inégalités salariales plus fortes dans les pays anglo-saxons et le niveau de chômage élevé des pays européens symbolisent finalement deux modèles, deux manières de s’ajuster à la technologie et à la mondialisation.

En France le cas du SMIC est symptomatique : il a maintenu le niveau des rémunérations dans le bas de la distribution et contenu les inégalités salariales, mais il a pu, dans le même temps, détruire de nombreux emplois peu qualifiés et empêché la création de nouveaux emplois (notamment dans les services). Ces plus faibles créations d’emplois dans les services ont ainsi limité les possibilités de reclassement des travailleurs peu qualifiés ayant perdu leur emploi dans l’industrie. Par ailleurs, les effets conjugués de la mondialisation et de la réorganisation de la production ont aussi abouti à un affaiblissement des syndicats, ce qui fragilise la régulation du marché du travail. Gregory Verdugo évoque aussi l’organisation des négociations collectives, en fonction de leur degré de centralisation. En France, il note que la forte centralisation de la négociation collective au niveau des branches (et peu au niveau de l’entreprise) a été favorable aux bas salaires et a diminué les inégalités salariales…mais ce fort degré de centralisation est aussi suspecté de détruire de nombreux emplois, car l’extension des accords collectifs augmente le coût du travail de certaines firmes qui, en retour, réduisent le niveau de l’emploi.

Pour Gregory Verdugo, la révolution numérique et la robotisation font certes peser de fortes incertitudes sur l’évolution de l’emploi (quantitativement et qualitativement), mais la réforme des institutions du marché du travail est vraiment incontournable pour absorber les chocs. Il rappelle que les entreprises peuvent réagir aux aléas de la conjoncture de deux manières : en jouant sur la « marge extensive » (diminution du nombre total d’emplois), ou en ajustant la « marge intensive » (diminution du salaire horaire ou du nombre d’heures travaillées tout en protégeant la relation d’emploi).

C’est la raison pour laquelle les réformes des institutions du marché du travail devraient favoriser la capacité des firmes à jouer sur la marge intensive (comme en Allemagne notamment), par une flexibilité du travail, une modération du SMIC, et une décentralisation des négociations au niveau de l’entreprise pour permettre aux firmes de s’adapter avec agilité aux contraintes de leur environnement. Mais il est à peu près certains que ces transformations du marché du travail, politiquement difficiles à faire accepter, se paieraient d’une plus grande dispersion des salaires entre les catégories de main-d’œuvre, même si elles permettraient sans doute de réduire le chômage à long terme (surtout celui des peu qualifiés), et d’accroître la compétitivité des firmes. Les avantages en excèderaient alors largement les inconvénients.

Quatrième de couverture

D'un côté les moins diplômés, dont l'emploi se dégrade, de l'autre les très qualifiés, enfants chéris d'une économie de plus en plus gourmande en compétences. D'un côté des emplois mal payés, sans intérêt ni perspective d'évolution. De l'autre des postes aux salaires élevés, des connaissances valorisées, des possibilités de carrière... Phénomène marquant des deux dernières décennies, la polarisation du marché du travail touche la plupart des pays. Elle se traduit par une explosion des écarts de rémunération et par un risque accru de chômage et de précarisation. Les causes sont multiples - changements technologiques, mondialisation, désindustrialisation, etc. - et leurs effets se renforcent mutuellement. Ce phénomène est-il inéluctable ? Avec la disparition des emplois intermédiaires assiste-t-on à la mort programmée de la classe moyenne ou parviendrons-nous à adapter nos économies à cette nouvelle donne ?

L’auteur

  • Gregory Verdugo est maître de conférences à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, chercheur au Centre d'économie de la Sorbonne et chercheur associé à l'OFCE. Ses travaux portent sur la recomposition du marché du travail en France.

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