Le climat va-t-il changer le capitalisme ?

Collectif (dirigé par Jacques Mistral)

L'ouvrage

Même s’il reste un sujet très polémique, le risque climatique ne fait guère de doute : le cinquième rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) de 2014 consolide l’assise scientifique de l’analyse du changement climatique et met clairement en évidence, une nouvelle fois, le coût de l’inaction. Il démontre qu’il est impératif pour limiter la hausse de la température à venir en deçà de 2%, soit l’objectif affiché par la communauté internationale en 2009, de réduire de 50% à 70% les émissions mondiales de gaz à effet de serre d’ici à 2050.

Les données de ce rapport éclaireront les débats lors de la conférence de Paris programmée en novembre prochain (COP 21), qui constitue un rendez-vous majeur en matière de prise de décision face au changement climatique. Or, si toutes les sciences sont mobilisées pour mesurer l’ampleur des risques pour la planète, les économistes ont un rôle majeur à jouer pour éclairer la décision publique et évoluer vers une économie moins intense en carbone.

Mais la question de la lutte contre le réchauffement climatique soulève des défis majeurs et se heurte à des obstacles redoutables, comme le fait que la prise de conscience grandissante des risques encourus ne gomme pas les contraintes de la concurrence internationale et le jeu des égoïsmes nationaux. Cet ouvrage collectif, qui regroupe les contributions de nombreux experts économiques réputés, se propose d’envisager tous les enjeux du changement climatique dans leur complexité, pour, comme le note Jacques Mistral, qui a dirigé l’ouvrage, « ne pas se laisser aveugler par l’idéalisme, mais en tâchant de combiner au mieux ambition politique et lucidité économique ».

Vers un capitalisme économe en carbone ?

Si en guise de prélude, l’historien Geoffrey Parker rappelle l’hypothèse heuristique du déterminisme climatique et le précédent du « petit âge glaciaire » du XVIIème siècle, avec la vague de froid qui a déferlé à l’époque et correspondu à une époque de guerres, de famines et d’épidémies, il s’étonne qu’aucun historien ne siège au GIEC, dans la mesure où une meilleure connaissance du passé peut nous aider à envisager les conséquences d’une catastrophe future et appeler les décideurs à leurs responsabilités, car ne pas connaître son histoire est s’exposer à la revivre.

Dans son article, Jean Tirole rappelle qu’une économe en CO2 entraîne des coûts à court terme, mais évitera des catastrophes à long terme. Mais hélas les coûts d’un comportement vertueux sont supportés aujourd’hui par le pays qui la met en œuvre, et la quasi totalité de ses bénéfices vont à l’étranger et à des générations qui ne sont pas en âge de voter, alors qu’existe également le risque du comportement de « passager clandestin ». Dès lors, un bon accord sur le climat, au delà du choix des instruments entre taxes et permis d’émission, devrait respecter quelques conditions, comme la cohérence du prix du carbone pour tous les pays et les industries, une visibilité sur longue période, l’établissement de règles compatibles avec les incitations au secteur privé et de neutralité en matière d’investissements et de fermetures d’usines, et un accord unique pour contrer le jeu des intérêts économiques.

Puisque, pour qu’un Etat participe, il faut que son bien être soit supérieur s’il adhère à l’accord que s’il n’y adhère pas, des transferts compensatoires et des incitations de marché pourraient être envisagés entre pays afin d’inciter un maximum de pays à participer (crédits de réduction d’émission, ajustements fiscaux aux frontières, etc.) Dès lors Jean Tirole propose une feuille de route pour relancer les négociations internationales sur le climat fondée sur deux grands axes : définir une politique de lutte contre la pollution par le jeu des droits d’émission, et tenir compte de la prépondérance des intérêts nationaux pour aboutir à des accord relativement contraignants. De même, les pays pourraient se mettre d’accord sur quelques actions à mener à court terme sur le front des émissions globales de CO2 en clarifiant le processus de négociation des compensations, en établissant un marché mondial de CO2, et en lançant un système de suivi des émissions par satellite qui permettrait de mesurer précisément l’évolution des émissions au niveau de chaque pays.

Un premier accord entre les premiers grands émetteurs (Etats-Unis, Union européenne, Japon, Canada, groupe des BRICS) permettrait ensuite d’exercer une pression sur les autres pays pour rejoindre l’accord dans un certain délai. L’idée serait de parvenir à définir des règles resserrées et efficientes dans le contexte actuel où de nombreuses incertitudes planent sur l’économie mondiale. Christian de Perthuis et Pierre-André Jouvet considèrent que l’accord sur le climat à Paris nécessite une double évolution pour sortir de l’impasse : l’établissement d’un bonus/malus carbone international pour inciter les pays les moins avancés à participer à l’accord, et la constitution d’une coalition restreinte mais ouverte sur le reste du monde pour établir un marché transcontinental du prix du carbone d’ici à 2020, compatible avec l’objectif affiché de 2°C de hausse des températures.

Le système de bonus/malus inciterait l’ensemble des pays à réduire leurs émissions par habitant plus vite que la moyenne pour alléger leur malus ou accroître leur bonus suivant leur position initiale, tandis que le marché transcontinental du prix du carbone intégrerait d’abord les Etats-Unis, la Chine et l’Union européenne, avant de faire participer progressivement les autres pays, et favoriserait de nouvelles vagues d’innovations et d’investissements dans l’économie bas carbone. A ce propos, le prix du carbone dans le cadre du marché de quotas d’émissions européen (système communautaire d’échange de quotas, SQUECE) est-il intégré dans les décisions de production et d’investissements des entreprises ? C’est ce qu’analysent Jean-Michel Charpin et Raphaël Contamin dans leur chapitre : si les producteurs d’électricité ont clairement intégré le prix des quotas carbone à leurs coûts, cela est moins clair pour les autres entreprises au sein des divers secteurs de l’économie, d’autant que le SQUECE a pour l’heure été relativement peu contraignant, et a permis la constitution de surplus importants. Dès lors, en fonction du niveau de prix relatifs actuels du gaz et du charbon, la contribution de ce signal prix à la réduction des émissions de gaz à effet de serre a été réduite. Il apparaît également selon les enquêtes disponibles que le prix du quota carbone influence peu les décisions d’investissement des entreprises par rapport à d’autres facteurs de coûts bien plus déterminants (coût de l’énergie hors carbone, coût du travail, fiscalité, normes environnementales, etc.) Ainsi, les auteurs font remarquer que le marché européen des quotas n’a au total exercé qu’une influence relativement faible, en raison de signaux prix instables et brouillés.

Le débat sur la « transition énergétique » s’est intensifié : il s’agit d’une transformation progressive des systèmes énergétiques historiques vers des systèmes plus efficaces, moins centralisés et moins intenses en carbone, comme l’explique Jean-Marie Chevalier dans sa contribution. En France, le débat sur la transition a été lancé en septembre 2012 et il a abouti en 2015 à la proposition de loi sur la « transition énergétique pour la croissance verte ». Il montre que cette transition entraîne une remise en cause de l’organisation énergétique traditionnelle (dans un contexte de libéralisation de l’énergie dans le cadre du marché unique européen et du paquet énergie-climat pour améliorer l’efficacité énergétique et augmenter la part des énergies renouvelables), et implique une mobilisation des collectivités territoriales, notamment pour attirer de nouvelles entreprises technologiques dans le secteur de l’environnement. Par ailleurs, la croissance verte et l’économie circulaire s’inscrivent également dans cette transition énergétique : la première désigne l’émergence de formes de croissance moins intenses en carbone, tandis que la seconde quant à elle tendrait à remplacer l’économie linéaire (produire, consommer, jeter) par une économie plus sobre dans la conception des produits, leur circulation et leur recyclage. Cette transition est appelée à modifier profondément l’organisation historique des chaînes de valeur et de leur mode de gouvernance, et à introduire des innovations technologiques, mais aussi organisationnelles, financières, juridiques et institutionnelles.

Changement climatique et agenda politique

Pour Pierre Noël Giraud, face à l’urgence des risques climatiques, un axiome politique s’impose : chaque homme a un droit égal au capital naturel si l’on veut établir une société juste. Il s’agit donc d’établir une double équité, entre les Etats lors des négociations internationales, mais également entre les catégories de population à l’intérieur des Etats. Le degré d’équité de l’accord global se mesurera ainsi d’une part aux ambitions des objectifs fixés par chacun, d’autre part à l’importance des transferts financiers. Il met en garde contre les illusions de la croissance « verte » : il ne faut pas oublier que celle-ci signifie, in fine, à capital humain et social donné, une réduction de la consommation de biens matériels au profit d’un « bien public », c’est-à-dire la qualité du climat. Or, pour tendre vers la préservation de cet idéal et garantir un droit égal à la nature, les pouvoirs publics auront la lourde tâche de réduire les inégalités d’accès au capital naturel. Il faut dès lors se soucier au premier chef des effets des politiques climatiques sur la répartition des revenus.

Dans son article, Frédéric Gonand évoque les conséquences macroéconomiques du dérèglement climatique : si l’on raisonne dans les catégories traditionnelles de la comptabilité nationale et du PIB, les études et les modèles disponibles montrent que cet impact serait limité sur la croissance au cours des prochaines décennies. Il apparaît toutefois rationnel pour les sociétés humaines de s’auto-assurer dès aujourd’hui contre le risque climatique extrême car, même si celui-ci reste peu probable, une dégradation très rapide et incontrôlable du climat menacerait l’espèce humaine. Le coût financier de telles politiques de prévention n’apparaît pas exorbitant au vu des dommages encourus.

La question du financement des politiques climatiques s’avère cruciale dans une économie globalisée et financiarisée : c’est l’objet de la réflexion d’Anton Brender et Pierre Jacquet. Si l’épargne disponible est abondante, encore faut-il que le système financier soit capable de l’allouer vers les investissements « durables » et respectueux de l’environnement. Ils plaident dans leur article pour un financement « mixte » de fonds publics et de fonds privés grâce à des innovations financières (assurance, garanties de marché, indexation des conditions de financement sur les résultats) qui réorienterait le capitalisme financier vers des objectifs sociaux.

Le changement climatique modifie le panorama des risques des investisseurs privés, et sans intervention des pouvoirs publics (réglementation, fiscalité, dépenses budgétaires), ils peuvent aboutir à un investissement sous-optimal car la profitabilité privée est rarement compatible avec l’intérêt général. Françoise Benhamou et Fabien Hassan poursuivent la réflexion sur le rôle du secteur financier dans la transition vers une économie bas carbone : il s’agirait de renforcer la transparence sur l’impact climatique des entreprises et des émetteurs de titres financiers, favoriser la prise en compte du long terme (désinvestissement des combustions fossiles, émission d’obligations vertes, dans le cadre de projet positifs pour le climat, dé-carbonisation des portefeuilles boursiers en fonction des participations au capital des entreprises selon leur empreinte carbone), et veiller à ce que le secteur financier ne sous-estime pas les risques associés au changement climatique, etc. Au-delà, ils soulignent tout l’enjeu de l’implication des acteurs privés (dont ceux de la finance) dans les négociations futures sur le climat.

Selon Jean-Paul Betbèze, la théorie économique, bien qu’elle a nettement progressé sur la compréhension de la dynamique économique et écologique, donne des réponses encore trop complexes au problème du dérèglement climatique, même si en tant que méthode, elle reste utile pour éclairer le décideur public. Pourtant, ce dernier démontre parfois sa faiblesse lorsqu’il faut mettre en place une fiscalité écologique (comme l’a montré l’exemple récent de l’écotaxe en France). La question devient alors celle de la coordination des acteurs (entreprises, ménages, associations) pour agir dans la durée et obtenir une certaine acceptabilité sociale, sans laquelle la politique climatique risque d’être rejetée.

Les enjeux géopolitiques du changement climatique

Katheline Schubert et Akiko Suwa-Eisenmann rappellent que les pays en développement les plus pauvres sont à l’origine de seulement 7% des émissions de gaz à effet de serre, comparé à 48% pour les pays émergents et 45% pour les pays développés, alors qu’ils vont subir les trois quarts de l’impact du changement climatique. Si l’impact sera très hétérogène selon les régions, on sait que les pays pauvres paieront donc le plus lourd tribut : l’atténuation de l’impact des dérèglements environnementaux et l’adaptation aux changement climatique poseront des problèmes redoutables lors des négociations internationales en matière de répartition du coût de l’action. Se pose alors un problème de redistribution massif à l’échelle du globe : la réduction des inégalités mondiales sera nécessaire car être pauvre, cela signifie, dans le monde qui vient, être confronté au risque aige de la vulnérabilité sociale et environnementale. Or, le changement climatique exacerbe aujourd’hui ce risque et pourrait par exemple engendrer de gigantesques déplacements de population. Il faudrait alors développer des assurances contre les conséquences du réchauffement climatique dans les pays pauvres, même si cette idée n’est pas nouvelle mais s’est pour l’instant peu concrétisée : il est temps selon les auteurs de lier la question du changement climatique à celle de l’aide au développement.

Dans le champ géopolitique, pour Bruno Fulda, le leadership américain est mis à l’épreuve du climat : aux Etats-Unis, les préoccupations climatiques progressent dans la société civile (notamment sous l’effet de catastrophes naturelles à répétition), les entreprises, les citoyens, et jusque dans le gouvernement actuel de Barack Obama, pour qui le climat est depuis longtemps un sujet central de l’action politique. Malgré des blocages politiques au niveau fédéral, et à un environnement climato-sceptique parfois orchestré par les lobbies, on constate la mobilisation de nouveaux acteurs face aux enjeux de l’environnement outre-Atlantique (les Etats fédérés, les villes, les entreprises, les ONG et jusqu’à certaines associations religieuses). L’élection présidentielle prochaine aux Etats-Unis inquiète certains observateurs sur la poursuite de la dynamique environnementale dans la société civile américaine si le pouvoir politique se donne d’autres priorités.

Selon Patrick Artus, la Chine est en train de changer considérablement son modèle de croissance en raison d’une part de la hausse des coûts salariaux qui dégrade sa compétitivité industrielle et de la transition progressive vers une économie de services plus faiblement carbonée, et d’autre part de la volonté du gouvernement chinois d’améliorer l’efficacité énergétique du pays, afin de réduire la pollution et la consommation de matières premières. Aujourd’hui, les émissions de CO2 chinoises rapportées au PIB ont fortement diminué,  alors que, dans le même temps, les énergies renouvelables (hydroélectrique, solaire, éolien, biomasse, géothermie) ont fortement progressé. La Chine a donc considérablement intensifié sa politique environnementale (notamment dans le cadre des plans quinquennaux) et entend bien peser dans les négociations en faveur d’accords favorables au climat.

Pour Patrice Geoffron, l’Europe quant à elle, qui a affiché depuis le début des années 2000 et la stratégie de Lisbonne des objectifs ambitieux et généreux (une tentative de « course en tête »), est aujourd’hui confrontée non seulement aux effets de la crise économique et celle des dettes souveraines qui limitent ses marges de manœuvre, mais aussi à l’obstacle d’une raréfaction des ressources dans le monde des années 2010, alors que les Etats-Unis peuvent miser sur une certaine indépendance avec le pétrole et le gaz de schiste. Le mécanisme du marché des quotas d’émission européen offre un bilan très mitigé : le prix de la tonne de CO2 a fluctué de 35 euros… à moins de 5 euros, en raison notamment de la crise qui réduit la demande et l’activité économique. L’auteur estime que pour être en cohérence avec les objectifs de la transition énergétique, un prix de la tonne de CO2 au moins égal à 40 euros serait nécessaire, pour réduire les usages du charbon en renchérissant la production électrique par cette filière. Par ailleurs, son architecture institutionnelle complexe à 28 Etats entraîne un défaut de coordination de l’Union (rien n’indique que l’addition de 28 transitions énergétiques crée du leadership), et la condamne à jouer les seconds rôles face à la Chine et aux Etats-Unis.

Enfin, dans la postface de l’ouvrage, Michel Rocard revient sur sa mission d’ambassadeur de France chargé des négociations internationales concernant les régions polaires, pour insister sur la question de l’Arctique, particulièrement préoccupante du point de vue du réchauffement climatique (la fonte d’une partie de la glace polaire concerne une part lentement croissante en volume annuel, le dégel libère d’immenses quantités de CO2 enfermées dans le sol et jusque là bloquées par la glace et l’effet d’albédo diminue ce qui aggrave l’effet de serre), et qui pose de redoutables questions de diplomatie et de droit des relations internationales. Il plaide ainsi pour des négociations productrices de normes, entre les Etats riverains et les Etats non riverains de l’Arctique, afin de mieux administrer cette région cruciale pour l’évolution du climat. Il conclut en écrivant que « le climat n’a guère vocation à changer le capitalisme sauf s’il conduit à y supprimer l’incitation spéculative et frénétique à une surindustrialisation pollueuse et gaspilleuse ».

L’auteur

Cet ouvrage rassemble la contribution de nombreux économistes et il a été dirigé par Jacques Mistral, conseiller spécial de l’IFRI et senior fellow de la Brookings Institution, membre du Cercle des économistes et ancien conseiller ministériel.

Quatrième de couverture

Le climat se réchauffe, personne ne le conteste plus, le moment de l'action est venu. Non, cette planète n'est pas condamnée, il faut seulement prendre conscience que l'économie aborde un nouveau et gigantesque défi. La réponse des économistes au changement climatique s'articule autour du « prix du carbone » : les émetteurs de carbone devraient payer pour leurs émissions. C'est du bon sens, mais c'est une révolution. De Jean Tirole à Michel Rocard, les auteurs rassemblés dans cet ouvrage mettent ainsi en lumière les choix économiques fondamentaux qui nous sont proposés, les aléas des processus de décisions politiques, la tension entre coopération internationale et intérêts de chaque pays. Mais le capitalisme peut-il réellement changer ? Le XXe siècle a déjà connu une « grande transformation » par laquelle le capitalisme sauvage et le prolétariat caractéristiques du XIXe siècle ont cédé la place à un capitalisme mixte et aux classes moyennes. Aujourd'hui, après la crise financière, tout est à reprendre et la lutte contre le réchauffement climatique ouvre une ère nouvelle : la transition vers l'économie bas-carbone sera la grande mutation du XXIe siècle.

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