La société des égaux

Pierre Rosanvallon

L'ouvrage

L’esprit de l’égalité sous la Révolution française

En 1789, l’idéal démocratique s’appuie sur la notion d’égalité. C’est Sieyès dans l’Essai sur les privilèges (1788) qui explique le mieux comment l’idée d’égalité s’est confondue avec le rejet de la figure du privilégié. Il faut dire pour comprendre ce rejet que, depuis le XVIème siècle au moins, la noblesse se considérait comme constituant une race à part, ce qui faisait dire à Sieyès que « le privilégié se considère avec ses collègues comme faisant un ordre à part, une nation choisie dans la nation ». A l’inverse, Sieyès définit la démocratie comme une société de semblables. L’égalité-similarité de l’époque est une et globale, et il ne s’agit pas encore de distinguer les différentes formes d’égalité que sont l’égalité des droits, l’égalité des chances et l’égalité des situations. Par ailleurs, l’égalité des révolutionnaires ne s’oppose pas à la liberté ; les deux valeurs sont indissociables au moment de la Révolution et l’égalité est considérée comme étant la valeur matricielle. Cette égalité est alors avant tout une qualité démocratique plutôt qu’une mesure de la distribution des richesses. Selon Rosanvallon, c’est une égalité-relation qui s’articule autour de la similarité déjà évoquée, mais aussi de l’indépendance et de la citoyenneté. La similarité est de l’ordre de l’égalité-équivalence : être semblable, c’est présenter les mêmes propriétés essentielles, les différences restantes n’entachant pas la communauté d’essence fondamentale. L’indépendance est une égalité-autonomie : c’est à la fois l’idée d’un équilibre dans l’échange et d’une absence de subordination, autant de conditions tout à fait nécessaires au bon déroulement des transactions économiques. La citoyenneté est une égalité-participation, affirmée dans le cadre d’une communauté d’appartenance et d’activité civique qui la constitue. Sous la Révolution française, l’égalité est donc pensée par rapport aux trois figures possibles du lien social qui sont les droits de l’Homme (principe de similarité), le marché (principe d’indépendance) et le suffrage universel (principe de citoyenneté). Les inégalités économiques ne sont acceptables que si elles ne menacent pas l’épanouissement de ces différentes modalités de l’égalité-relation qui constituent la matrice de la société des égaux. Formulées dans un monde précapitaliste, ces représentations nouvelles vont être mises à mal par la révolution industrielle.

La première crise de l’égalité

La perspective de la réalisation d’une société des égaux s’efface progressivement au XIXème siècle avec la transformation du mode de production. Dès 1819, Sismondi dans ses Nouveaux principes d’économie politique dénonçait les « souffrances cruelles des ouvriers des manufactures », et soulignait que le travail et le capital « tendent à s’ériger en puissances définitivement opposées ». C’est cependant en Angleterre que le système des manufactures produit le plus de misère économique et sociale avec la naissance du terme « paupérisme ». En 1840, Eugène Buret, soutenu par Louis-René Villermé, publie De la misère des classes laborieuses en France et en Angleterre, ouvrage qui offre une vue saisissante des manufactures d’outre-Manche et du prolétariat qui leur était attaché. En Europe et dans le monde entier, Manchester devient alors une appellation particulièrement sinistre. En même temps que la misère s’étend, l’ouvrier est stigmatisé. Dans la France des années 1830, alors que le fait social majeur est l’explosion des inégalités engendrée par les débuts du capitalisme, les misérables sont mis au banc des accusés, ce qui permet de justifier moralement les inégalités. Si Villermé dans son Tableau de l’état physique et moral des ouvriers (publié en 1840) donne une description effrayante de la vie des ouvriers des manufactures de coton des villes de Lille, Rouen et Mulhouse, il estime au bout du compte que la misère est toujours le produit des vices de la classe ouvrière, classe dangereuse par excellence.

Les inégalités criantes du XIXème siècle font naître toute une série d’idéologies. La première d’entre elles est l’opposition supposée entre égalité et liberté d’abord exprimée par Necker dans ses Réflexions philosophiques sur l’égalité (1793), et reprises ensuite par Tocqueville et de manière générale par toute l’idéologie libérale-conservatrice, qui développe le thème de l’égalité liberticide. Dans ce contexte intellectuel, la valeur d’égalité est tellement dépréciée que l’idée même d’une réduction des inégalités n’a plus de sens. Un deuxième groupe d’idéologies repose sur la naturalisation de l’inégalité. La nature est désormais mise en avant pour expliquer ce qui divise les hommes et non ce qui les rapproche et cette idée s’appuie sur la science, et notamment sur les développements de la phrénologie issue du médecin Frantz Joseph Gall, qui avait mis au point à la fin du XVIIIème siècle une méthode révolutionnaire de dissection du cerveau. Symétriquement, les inégalités feront naître des idéologies inverses, comme le communisme utopique qui dénonce la concurrence qui « arrête les plus faibles dans le développement de leurs facultés et les livre en pâture aux plus forts (Louis Blanc, Organisation du travail, 1819), ou le national-protectionnisme, très fort en France sous la monarchie de Juillet, où ses partisans y voyaient un moyen de minorer les tensions de classes en introduisant une nouvelle arithmétique de l’identité collective et de l’homogénéité. C’est ainsi que Charles Dupuis, une des têtes pensantes du régime, pouvait affirmer que « grâce aux barrières douanières, la figure du prolétaire cèdera la place à celle des ouvriers regroupés sous la bannière tricolore (Discours du 11 mai 1846). Le national-protectionnisme débouchera comme on le sait à la fin du XIXème siècle sur l’ultranationalisme des milieux blanquistes, aux accents résolument xénophobes et antisémites.

La révolution de la redistribution

C’est au tournant des années 1900 que s’ouvre le siècle de la redistribution, qui verra les inégalités se réduire en quelques décennies, essentiellement grâce à trois réformes : l’institution de l’impôt progressif sur le revenu, la mise en place de mécanismes assurantiels protégeant les individus contre les risques de l’existence, l’instauration de procédures de représentation et de régulation collective du travail conduisant à une amélioration de la condition salariale.

Alors que jusqu’à la fin du XIXème siècle l’impôt n’était connu que sous les aspects d’une contrepartie (prix à payer pour les services rendus, ou théorie de l’impôt-échange), la notion d’impôt-redistribution s’impose progressivement au tournant du siècle, la progressivité se liant à l’idée d’une redistribution entre les catégories sociales. Si les premiers taux d’imposition sont faibles (par exemple, le taux d’imposition était au début du siècle de 3% au Royaume-Uni), s’appliquant à un petit nombre de contribuables (seuls 12500 ménages payèrent la supertax établie outre-Manche par Lloyd George), les taux marginaux d’imposition progressent vite : dès 1924 en France, le taux marginal supérieur culmine à 60% ; aux Etats-Unis, 5 ans après son adoption définitive en 1918, ce taux était de 77% (s’il baisse dans les années 1920-24% en 1929-, il remonte à 79% en 1936, et même 94% en 1942.

Un bouleversement équivalent s’opère dans le traitement de la question sociale. Durant l’essentiel du XIXème siècle, les gouvernants ont imputé le malheur ouvrier à des comportements fautifs (insouciance, imprévoyance, débauche, abus de boisson). Les réformes introduites en Allemagne par Bismarck au début des années 1880 dessinent un nouveau paysage social. En 1883, un système d’assurance-maladie obligatoire alimenté par les cotisations des ouvriers et des entrepreneurs est institué, une loi de 1884 sur les accidents du travail permet de couvrir les cas d’incapacité, et des caisses d’assurance vieillesse sont établies en 1889, permettant le financement du premier système obligatoire de retraites. Le phénomène est bientôt imité dans les autres pays développés, avec une croissance importante des budgets sociaux des Etats, à tel point que Rosanvallon a pu dire que l’Etat souverain se double à partir de cette période d’un Etat instituteur du social (L’Etat de la France de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 1990).

L’institutionnalisation des syndicats marque également une rupture avec la vision libérale du contrat de travail. Des formes de régulation sociale sont mises en place au début du XXème siècle, comme le Trade Dispute Act anglais de 1906 ou la législation française de 1919 sur les conventions collectives. Les rapports entre syndicats de travailleurs et patronat sont alors juridiquement constitués et le corps ouvrier reconnu.

Tout cela fait que l’on assiste à une contraction des inégalités de revenu et de patrimoine pendant la majeure partie du XXème siècle. Dans le cas français, les 1% des Français les plus riches accaparent 53% du patrimoine en 1913, et seulement 20% en 1984. Aux Etats-Unis, les 10% des revenus les plus élevés se partagent 50% du total des revenus à la veille de la crise de 1929 et moins de 35% du début des années 1950 au début des années 1980. En Suède, les 1% de la population bénéficiant des revenus les plus élevés touchent en 1980 23% du total des revenus contre 46 % au début du siècle.

Le grand retournement

A l’âge de la deuxième mondialisation, il est tentant d’interpréter l’état actuel des sociétés développées en termes d’un spectaculaire retour en arrière. La croissance récente des inégalités est un phénomène patent, qui a fait l’objet de nombreuses études statistiques françaises et internationales (pour s’en tenir au cas français, on pourra consulter Camille Landais, Les Hauts Revenus en France (1998-2006), une explosion des inégalités ?, Paris School of Economics, juin 2007, et Thomas Piketty, Les Hauts Revenus en France au XXème siècle : inégalité et redistribution (1901-1998), Paris, Hachette Pluriel, 2006). Toutes convergent pour souligner la part prise par l’accroissement des rémunérations les plus élevées. Aux Etats-Unis, les 10% des revenus les plus élevés totalisaient ainsi 50% du revenu total en 2010, alors que le pourcentage n’était que de 35% en 1982. En France, le salaire moyen des 1% les mieux rémunérés a augmenté d’environ 14% entre 1998 et 2006, et celui des 0,01% de près de 100%, alors que la progression sur la même période n’a été que de 4% pour la grande masse des 90% des salaires de base. Symétriquement, le nombre de personnes touchant les rémunérations les plus faibles, comme les salariés au SMIC en France, s’est accru (un salarié sur cinq est actuellement payé au voisinage du salaire minimum), tandis que sont également plus nombreux les ménages vivant sous le seuil de pauvreté, sous l’effet du chômage et de la précarisation des conditions de travail.

Ces écarts de revenus ont accompagné une concentration accrue des patrimoines. Aux Etats-Unis, ce sont ainsi 20% des individus qui possèdent 93% de tous les avoirs financiers. En France, les 1% les plus riches possèdent 24% de la richesse du pays, et les 10% les plus aisés 62%, tandis que les 50% les moins bien lotis n’en possèdent que 6%.

Paradoxalement, ces inégalités n’entraînent pas d’actions revendicatives ou de choix politiques susceptibles de corriger la nature des choses. On rejette les inégalités de fait alors que l’on reconnaît comme légitimes les ressorts qui conditionnent les inégalités. C’est ce que Rosanvallon propose de nommer le « paradoxe de Bossuet », situation dans laquelle « les hommes déplorent en général ce à quoi ils consentent en particulier ». Le paradoxe, bien connu des sociologues qui analysent les effets d’agrégation, s’explique par le fait que les jugements moraux se forment à partir des situations les plus visibles et les plus extrêmes dans lesquelles les individus se projettent en situation, alors que les comportements personnels sont concrètement déterminés et s’appuient sur les justifications les plus étroites. C’est ainsi que les jugements accablants sur l’injustice du système éducatif coexistent avec des comportements individuels d’évitement des cartes scolaires, comportements qui produisent pourtant l’injustice précédemment dénoncée.

Comment penser la société des égaux aujourd’hui ?

A l’époque des révolutions française et américaine, les idéaux de similarité, d’autonomie et de citoyenneté, s’accordaient dans le cadre d’un « individualisme d’universalité ». De nos jours, à l’âge de l’ « individualisme de singularité », il faut penser autrement l’égalité. Puisque l’égalité d’indistinction est un cauchemar irréalisable, il est urgent de hiérarchiser les différentes formes d’inégalité, en déterminant celles qui sont socialement les plus importantes : par exemple, on peut viser en priorité à réduire les inégalités de revenus et de patrimoine, ou on peut porter l’accent sur les inégalités d’accès aux soins et à l’éducation, en considérant d’abord celles qui ont le caractère le plus structurant.

En tout cas, la refondation du projet d’institution d’une société des égaux doit désormais s’appuyer selon Rosanvallon sur les principes de singularité, de réciprocité, et de communalité. Le principe de singularité a pour conséquence que c’est à partir de leur spécificité que les individus veulent faire société. Cela conduit à redéfinir les politiques sociales, qui ne doivent plus seulement s’appuyer sur des transferts monétaires passifs (pour compenser l’absence ou la perte d’un revenu), mais outiller l’individu pour lui donner les moyens de l’autonomie. Les politiques sociales deviennent alors des dispositifs de constitution du sujet. Le principe de réciprocité repose sur l’égalité de traitement et d’engagement. Actuellement, le sentiment de rupture de réciprocité est très net à l’intérieur de la classe moyenne et vise les deux extrêmes de l’échelle sociale. Il y a vis-à-vis des riches le constat objectif qu’ils contribuent moins que proportionnellement à l’effort collectif, et il y a vis-à-vis des pauvres une suspicion de bénéfices indus (revenu d’assistance distribué d’une manière supposée laxiste, soupçon d’un usage frauduleux des procédures d’attribution des avantages sociaux).Le principe de communalité vise à remédier à la régression de la citoyenneté sociale, qui est un fait majeur bien décrit par les sociologues sous la forme des comportements d’éviction et de distinction qui se sont développés à tous les niveaux de l’échelle sociale (voir notamment Eric Maurin, Le ghetto français, Paris, Seuil, 2004) ou par les économistes sous la forme d’ appariements sélectifs (« assortative matchings », notion formée par Gary Becker pour qualifier le fait que les conjoints se choisissent dans le cercle de ceux qui sont semblables à eux).

L’égalité-relation, sous ses trois formes contemporaines de singularité, réciprocité et communalité, est première par rapport à l’égalité-redistribution. Cela signifie que les modes de distribution des revenus et des richesses ne sont admissibles que s’ils ne remettent pas en cause les composantes de l’égalité-relation. Cela implique qu’avant de mettre en place des actions redistributives ambitieuses, il est primordial de donner du sens à l’impôt et de mettre cette égalité-relation au cœur de l’action politique.

On ne peut achever ses considérations sur l’égalité sans élargir les propos à l’échelle de la planète entière. N’est-il pas nécessaire maintenant de penser un « monde des égaux » plutôt qu’une « société des égaux » ? A cet égard, les formes nouvelles de l’inégalité (François Bourguignon, La mondialisation de l’inégalité, Paris, Seuil, 2011), c’est-à-dire le fait que les inégalités se dessinent de moins en moins entre les nations, mais qu’elles présentent partout des caractéristiques identiques dans chacune d’entre elles, invitent à repenser le problème de la justice et du champ d’application des politiques sociales dans un cadre élargi. Alors qu’à la fin du XVIIIème siècle l’écart moyen de revenu entre les habitants des pays les plus développés et ceux des plus pauvres était de 1 à 3 (les inégalités étant énormes à l’intérieur de chaque pays), on observait à la fin du XXème siècle que l’écart de richesse entre les nations s’était considérablement accru, de 1 à 74 (les inégalités internes aux pays développés s’étant simultanément beaucoup réduites). Le retour actuel progressif, mais indiscutable, au schéma du XVIIIème siècle, fait ressurgir à l’intérieur des nations développées la question des classes sociales, ce qui implique de prendre au sérieux toutes les initiatives visant à renforcer la cohésion sociale et le sentiment d’unité des habitants des pays les plus riches de la planète.

L'auteur

Pierre Rosanvallon est professeur au Collège de France et le fondateur de La République des Idées. Après La Contre-démocratie (Seuil, 2006 ; Points, 2008) et La Légitimité démocratique (Seuil,2008 ; Points, 2010), le présent ouvrage constitue le troisième volet de son enquête sur les mutation contemporaines de la démocratie.

Table des matières

La crise de l’égalité (introduction)

Les formes d’une rupture

Le consentement à l’inégalité

La crise de l’égalité : la comprendre pour la surmonter

I. Le monde des semblables

  1. La société des individus indépendants
  2. La communauté des citoyens
  3. La secondarisation des différences
  4. Accomplissements et inachèvements

II. Les pathologies de l’égalité

  1. La société divisée
  2. L’idéologie libérale-conservatrice
  3. Le communisme utopique
  4. Le national-protectionnisme
  5. Le racisme constituant

III- Le siècle de la redistribution

  1. La révolution de la redistribution
  2. Les facteurs historiques et politiques d’une rupture
  3. La désindividualisation du monde
  4. La consolidation de l’Etat social-redistributeur

IV- Le grand retournement

  1. La crise mécanique et morale des institutions de solidarité
  2. L’économie et la société de la singularité
  3. L’âge de la justice distributive
  4. La société de concurrence généralisée
  5. L’égalité radicale des chances

V- La société des égaux (première ébauche)

  1. De l’égalité-distribution à l’égalité-relation
  2. Singularité
  3. Réciprocité
  4. Communalité
  5. Vers une économie générale de l’égalité

Quatrième de couverture

Nous vivons aujourd’hui une véritable contre-révolution. Depuis les années 1980, les plus riches n’ont en effet cessé d’accroître leur part des revenus et des patrimoines, inversant la précédente tendance séculaire à la réduction des écarts de richesse.

Les facteurs économiques et sociaux qui ont engendré cette situation sont bien connus. Mais la panne de l’idée d’égalité a aussi joué un rôle majeur en conduisant insidieusement à délégitimer l’impôt et les actions de redistribution. Du même coup, la dénonciation d’inégalités ressenties comme inacceptables voisine avec une forme de résignation et un sentiment d’impuissance. Il n’y a donc rien de plus urgent que de refonder l’idée d’égalité pour sortir des impasses du temps présent.

L’ouvrage contribue à cette entreprise d’une double façon. En retraçant l’histoire des deux siècles de débats et de luttes sur le sujet, il apporte d’abord un éclairage inédit sur la situation actuelle. Il élabore ensuite une philosophie de l’égalité comme relation sociale qui permet d’aller au-delà des théories de la justice qui, de John Rawls à Amartya Sen, ont jusqu’à présent dominé la réflexion contemporaine. Il montre que la reconstruction d’une société fondée sur les principes de singularité, de réciprocité et de communalité est la condition d’une solidarité plus active.

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