La responsabilité sociale de l’entreprise

Michel Capron, Françoise Quairel-Lanoizelée

L’ouvrage

Si l’humanité s’interroge depuis fort longtemps sur les finalités de l’activité économique et sur ses conséquences pour les générations à venir, ce n’est que récemment qu’est apparue la notion de responsabilité sociale de l’entreprise, ce qui peut sembler quelque peu paradoxal dans la mesure où ce sont précisément les entreprises qui sont les principaux agents de cette activité économique. Certes, les préoccupations à l'égard des activités des entreprises sont assez anciennes, et l'on peut considérer que le paternalisme – attitude par laquelle le patronat, entre la fin du XIXème siècle et le milieu du XXème siècle, prenait en charge les salariés et leurs familles de « la naissance à la mort » – peut apparaître comme une première forme de RSE. Il faut cependant attendre les années 1950 aux États-Unis pour voir apparaître le concept de corporate social responsibility, qui procédait de considérations éthiques et religieuses. Si l'essor du fordisme et surtout de l'État-Providence ont partiellement occulté ces problèmes de responsabilité, l'affaiblissement de ce mode de régulation les fait aujourd'hui resurgir. Dans un contexte de mondialisation, de financiarisation de l'économie et, parallèlement, de montée des périls environnementaux, l'entreprise prend ou reprend toute sa place dans les débats de société – comme en témoigne l’apparition, dans le vocabulaire économique, des expressions « entreprise citoyenne », « entreprise éthique » ou encore « entreprise socialement responsable ».

Les enjeux sémantiques de la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE)

Le concept de RSE est constitué de trois termes, traduits de l'anglo-américain CSR (corporate social responsibility), qui peuvent donner lieu chacun à de multiples interprétations. En effet, le mot « social » renvoie tantôt au seul champ des relations employeurs-salariés, tantôt à ce qui relève de la société au sens le plus large (même si l’on préférera alors utiliser l'adjectif « sociétal »). De même, il n'est pas aisé de définir l'entreprise, au-delà des représentations du sens commun. Est-ce une enveloppe artificielle qui accueille «un nœud de contrats» ou une réalité plus substantielle? Faut-il y inclure les  « parties prenantes » (voir plus bas) ? Doit-on se limiter à l'étude des grandes entreprises, comme le suggère le vocable anglo-saxon « corporation »?

Quoi qu’il en soit, le plus important de ces termes est indiscutablement celui de « responsabilité ». D'une manière générale, la responsabilité se définit sur le plan juridique comme « la condition d'imputabilité des actes à un individu ». Le terme s'applique donc aux individus, et se définit par l'obligation de réparer un dommage causé, ce qui implique une sanction. C'est là que réside la première difficulté, puisque l'entreprise, même considérée comme une personne morale, n'est pas assimilable à une personne physique. Dans une organisation constituée d'un certain nombre d'acteurs qui sont liés entre eux par des rapports d'autorité ou d'interdépendance, il sera toujours difficile d'attribuer à une personne la responsabilité d'un acte particulier.

Une deuxième difficulté tient au fait que la « responsabilité » a désormais pris un sens philosophique qui la détache de la faute, et par conséquent des idées de réparation ou de sanction. Elle devient alors synonyme d'obligation, ou mieux d'engagement. Être responsable, c'est agir de telle façon que les actions ne compromettent  pas la possibilité de la vie future sur Terre. Choisir de mettre l'accent sur la faute ou sur l'engagement Conduit naturellement à des appréciations très différentes du comportement des firmes. L'idée de faute met en relief les nuisances causées tandis que l'idée d'engagement met en valeur l'attention portée à la prévention des risques – que ceux-ci soient  « majeurs » ou « mineurs ».

Une troisième difficulté réside dans la notion d'obligation, qui peut avoir des implications plus ou moins importantes. La langue anglaise exprime bien ces degrés d'implication, puisque les anglo-saxons remplacent souvent le terme responsibility par le terme accountability, qui présente l'avantage de posséder deux significations : l'obligation de rendre compte, mais aussi l'obligation de s'acquitter d'une tâche et de répondre de son exécution à une autorité compétente, avec l'idée implicite de châtiment. Cette distinction est loin d'être anecdotique : si l’on conçoit l'obligation comme la nécessité de rendre compte, cela signifie que l'entreprise peut se contenter d'être transparente, sans pour autant être exemplaire. A l’inverse, si l’on conçoit l'obligation comme la nécessité de répondre de l'exécution d'une tâche, l'entreprise devient « redevable », et par conséquent éventuellement susceptible d'être sanctionnée. Les deux conceptions de l'obligation sont actuellement au cœur des négociations internationales sur la RSE, qui opposent ceux qui souhaitent que des contraintes s'exercent à l'égard des entreprises et ceux qui n’y sont pas favorables.

Les interprétations culturelles de la RSE

L'entreprise ne possède pas un modèle unique au monde. Sans entrer dans la diversité des modèles culturels d'entreprise, et pour rester dans le champ de la RSE, deux conceptions philosophiques peuvent être retenues. On peut en effet opposer la conception des États-Unis qui a des origines éthiques et religieuses et la conception de l'Europe continentale occidentale qui procède d’une posture politique inspirée de la notion de « volonté générale » (J.-J Rousseau, Le Contrat social, 1762).

Dans l'approche des États-Unis, l'entreprise est avant tout une aventure individuelle et originale, destinée à générer du profit. L'organisation est alors assimilée à un individu, un « être moral », dont on peut apprécier les vices et les vertus. D'ailleurs, sur le plan historique, on attribue généralement l'expression corporate social responsibility à H.R Bowen (Social Responsibiliy of Businessman, 1953), qui en avait une conception proche des préceptes bibliques de stewardship principle (gestion responsable de la propriété sans atteinte aux droits des autres) et de charity principle (obligation faite aux personnes fortunées de venir en aide aux plus démunis). Cette vision met l'accent sur la bienfaisance comme corollaire du principe de responsabilité individuelle en privilégiant les relations contractuelles. Elle se résume dans la formule : « profit d'abord, philanthropie ensuite ».

Toutefois, la RSE a pris de l’ampleur suite aux mouvements divers de la société civile dans un contexte de mondialisation croissante des activités économiques. Ces mouvements ont exercé des pressions croissantes en faveur du respect des droits humains et sociaux, et de la sauvegarde de l'environnement et de la santé publique. C'est ainsi que s'est développée, à partir des années 1970 aux États-Unis, une dynamique visant à contrebalancer le retrait progressif de l'enracinement territorial des entreprises par une implication plus forte dans la société où elles interviennent. Dans ce contexte, faire preuve de good citizenship pour une entreprise signifie que sa pérennité passe aussi par une plus grande maîtrise de son environnement sociopolitique. C'est ainsi aussi que J. Eklington (Cannibal with Forks. The Triple Bottom Line of 21 st Century Business, Capstone Publishing Limited, Oxford, 1999) a popularisé la notion de triple bottom line qui exprime l’idée que le résultat d'une entreprise ne s'apprécie pas seulement sur des critères économiques, ce qui ouvre la voie à un véritable « marché de vertu » destiné à redonner une légitimité morale aux grandes entreprises. Cela étant, aux États-Unis, le bien commun est toujours perçu comme une résultante des forces du marché, ce qui a pour conséquence que la RSE s'y résume à des actions philanthropiques pouvant avoir un poids considérable à travers le système des fondations d'entreprise, mais qui restent étrangères au cœur du métier de la firme.

En Europe, le bien commun est plutôt perçu comme une construction politique qui nécessite débat et qui repose sur la croyance en la capacité des individus à transcender leurs appartenances et leurs intérêts pour former une société politique. Cela a conduit les Européens à attacher beaucoup plus d'importance à la cohésion sociale qu'aux États-Unis et à s'inscrire dans la perspective du développement durable (ou développement soutenable). Même si le développement durable a donné lieu à d’innombrables définitions qui varient au gré des motivations des acteurs qui en sont porteurs, ses fondations reposent sur la solidarité intergénérationnelle et sur la précaution, dans le cadre de l'humanisme cher à E. Levinas (Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, Livre de Poche, 1974), où l'intersubjectivité (et non l'égoïsme) fonde les relations humaines et où l'attention doit être portée sur les risques que chacun fait courir aux autres et à la collectivité. Dans l'Union européenne, le développement durable se conçoit généralement avec l'intervention de la sphère politique. Tous les pays doivent se doter d'une stratégie de développement durable, impulsée par les pouvoirs publics.

En tout cas, que l'on se réfère au cadre européen ou au cadre anglo-saxon de la RSE, un défi majeur contemporain est de déterminer les biens publics mondiaux auxquels l'entreprise est censée apporter sa contribution. Puisque les États se révèlent désormais impuissants à contrôler l'activité des grandes firmes multinationales, faut-il s'en remettre à la grande entreprise pour gérer le bien commun – ce qui signifierait qu'elle est alors investie d'une responsabilité de «citoyenneté globale» ? Ou faut-il plutôt œuvrer à l’édification d'un droit positif international, fruit d'une construction politique entre États ou grands blocs régionaux  (approche dite régulationniste) ?

Approches théoriques de la RSE

Les théories de la RSE s'inscrivent dans deux visions opposées de l'entreprise : les thèses néoclassiques reposent sur le postulat de l'efficience des marchés, qui respectent les principes de l'individualisme méthodologique et qui développent des analyses contractuelles de la firme ; à l’inverse les théories du courant moraliste éthique (Business ethics) affirment l'existence d'une responsabilité morale des entreprise à l'égard de la société et des générations futures. Le courant moraliste éthique se réfère aux théories sociologiques néo-institutionnelles et des conventions pour éclairer les stratégies de conformité aux valeurs dominantes de la société ainsi que les stratégies de légitimation.

Pour les théories néoclassiques au sens large du terme, la firme est un « nœud de contrats » avec diverses parties prenantes poursuivant chacune ses propres objectifs. Selon M. Friedman et les économistes de l'école de Chicago, la responsabilité sociale de l'entreprise ne s'exerce que par les seules décisions destinées à améliorer la rentabilité pour les actionnaires, propriétaires de l'entreprise. Pour inscrire la prise en compte d'objectifs sociétaux dans les décisions d'entreprise, il faut démontrer qu'il y a une corrélation positive entre les performances financières et les performances sociétales. C'est ce à quoi s'attache la théorie des stakeholders (parties prenantes) qui remet en cause la primauté des actionnaires dans la gouvernance. L'entreprise est inscrite au cœur d'un ensemble de relations avec des partenaires qui ne sont plus seulement des shareholders (actionnaires), mais des acteurs intéressés par les activités et décisions de l'entreprise.

Le contour des parties prenantes est variable. On distingue parfois :

  • les parties prenantes primaires et secondaires (les parties primaires sont impliquées directement dans le processus économique comme les actionnaires, les salariés, les clients et les fournisseurs tandis que les parties secondaires ont des relations avec la firme dans le cadre d'un contrat implicite ou moral – association de riverains, collectivités territoriales, organisations non gouvernementales, etc.),
  • les parties prenantes volontaires et involontaires (les parties prenantes volontaires acceptent d'être exposées à certains risques tandis que les parties prenantes involontaires subissent le risque),
  • les parties prenantes légitimes et celles qui le sont moins.

Il y a deux raisons fondamentales pour intégrer les attentes des parties prenantes dans les décisions des entreprises. La première raison, conforme à la théorie néoclassique, est orientée «business»: l'intérêt des parties prenantes est alors une condition de la performance économique et financière de l'entreprise. La deuxième raison, plus générale, est orientée «éthique»: dans cette approche que l'on peut qualifier de normative, l'entreprise est redevable envers la société, et dès que ses dirigeants reconnaissent l'existence et la légitimité de plusieurs groupes de parties prenantes, ils doivent intégrer les attentes de ces groupes dans les objectifs de l'entreprise. Cependant, qu'elles soient orientées «business» ou « éthique», la théorie des parties prenantes présente quelques limites. En premier lieu, il est illusoire d'envisager une prise en compte exhaustive de l'ensemble des parties prenantes potentielles (l'influence des parties prenantes dépendra de la perception des dirigeants). Par ailleurs, la question de la représentativité et de la légitimité des acteurs choisis se pose. Enfin, on peut également s'interroger sur la place qu’il convient d’accorder aux intérêts des parties prenantes trop faibles pour être représentées.

Puisqu'il n'est pas évident, comme l'affirme la théorie des parties prenantes, que la prise en compte des intérêts particuliers converge vers un bien commun (ce qui est connu aussi sous le nom de paradoxe de Condorcet, qui démontre que la somme des performances particulières ne forme pas nécessairement une performance collective), d'autres approches de la RSE se sont développées, fondées sur une perspective de construction sociale, où l'encastrement dans un réseau social conduit l'entreprise à rechercher une légitimité symbolique, malgré des attentes conflictuelles et contradictoires du champ organisationnel. La RSE est donc dans ces approches, un ciment symbolique, une convention construite par la dynamique des relations entre les acteurs. On classe dans ces analyses la perspective adoptée par L. Boltanski et L. Thévenot (De la justification, les économies de la grandeur, Gallimard, 1991) qui montrent que les conventions se construisent en fonction de six principes : le monde de l'inspiration, le monde domestique, le monde de l'opinion, le monde civique, le monde marchand et le monde industriel. L'intégration des objectifs et des valeurs du développement durable dans le management stratégique des entreprises fait entrer en conflit au moins trois logiques d'évolution : le monde industriel qui recherche l'efficience, le monde marchand focalisé sur la concurrence et le prix et le monde civique où l'intérêt collectif prime sur l'intérêt particulier. Le concept de développement durable est suffisamment modulable pour fusionner ces logiques différentes. Peu à peu, il est institué comme «compromis» permettant d'intégrer des éléments du principe civique dans les principes industriel et marchand, et réciproquement.

Définir la RSE

Comme on l'a vu, les anglo-saxons ont tendance à comprendre la RSE comme un engagement volontaire alors que la plupart des Européens l'interprètent comme une obligation contraignante, ce qui a pour conséquence que d'un côté on fera confiance aux démarches volontaires alors que de l'autre on s'en remettra plutôt à la réglementation. La Commission européenne (Promouvoir un cadre européen pour la responsabilité sociale des entreprises, Livre vert, 2001) a adopté une définition qui cherche à ménager les deux perspectives : «être socialement responsable signifie non seulement satisfaire aux obligations juridiques applicables, mais aller au-delà et investir davantage dans le capital humain, l'environnement et les relations avec les parties prenantes». De même, les lignes directrices ISO 26000 proposent une définition de la responsabilité sociale des organisations qui cherche à satisfaire à la fois les États-Unis et l'Europe : «responsabilité d'une organisation vis-à-vis des impacts de ses décisions et de ses activités sur la société et l'environnement, par un comportement transparent et éthique qui contribue au développement durable incluant la santé et le bien-être de la société, prend en compte les attentes des parties prenantes, respecte les lois en vigueur, est compatible avec les normes internationales de comportement, et est aussi intégré dans l'organisation et mis en œuvre dans ses relations». La référence au développement durable satisfait les Européens, tandis que la référence à l'éthique est approuvée par les Américains.

Cela dit, l'œcuménisme de cette définition ne suffit pas à préciser les contours exacts de la responsabilité: responsable à l'égard de qui? Par rapport à quoi? Jusqu'où ? Et comment? La question «à l'égard de qui?» appelle les réponses les plus diverses, comme en témoigne le flou qui entoure la définition des «parties prenantes» ou du «bien commun». La question «par rapport de quoi?» suppose que l'on se donne des critères pour évaluer l'entreprise socialement responsable. Quelle est cependant la fiabilité de ces critères sachant que l'évaluation est difficile, l'évaluateur ne pouvant faire abstraction de ses propres valeurs? Comment se faire une opinion globale de l'ensemble des activités d'une entreprise, sachant qu'une firme peut présenter des points forts dans un domaine (le social par exemple) et des points faibles dans un autre domaine (l'environnement par exemple) ? Comment pondérer ces critères? Quelle place accorder à l'autoévaluation? La question «jusqu'où va la responsabilité des entreprises?» suppose que l'on réfléchisse au partage des tâches entre l'État et celles-ci, et que l'on s'intéresse aussi aux responsabilités respectives des entreprises, des consommateurs et aussi des citoyens. Toutes ces questions montrent que l'étendue de la RSE est encore un objet de débat.

Les auteurs  

  • Michel Capron est professeur émérite de sciences de gestion de l'université Paris-VIII-Saint-Denis et chercheur à l'Institut de recherche en gestion, université Paris-Est.
  • Françoise Quairel-Lanoizelée est chercheure associée à DRM, université Paris-Dauphine.

Quatrième de couverture

Le mouvement de «responsabilité sociale d'entreprise» (RSE) qui s'est développé ces dernières années remet-il en cause les approches traditionnelles de la firme? Pourquoi et comment les entreprises intègrent-elles à leurs objectifs économiques des objectifs environnementaux et sociaux? Dans cette nouvelle édition, les auteurs présentent l'évolution des différentes approches du concept de RSE; ils analysent la pression des parties prenantes, les discours, les pratiques et mettent en lumière les dilemmes et les limites de la RSE par rapport aux enjeux du développement durable. Ils en présentent les principaux dispositifs et notamment la nouvelle norme internationale de  responsabilité sociétale  ISO 26000.
En proposant une nouvelle lecture des rapports entre les activités économiques et la société, cet ouvrage ouvre des perspectives de réflexion utiles aussi bien aux chercheurs qu'aux acteurs concernés (milieux économiques, syndicats, ONG...).

 

 

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