La France des belhoumi

Stéphane Beaud

C’est la rencontre avec les trois sœurs aînées de la famille Belhoumi, à l’issue d’une conférence donnée par Stéphane Beaud en 2012 à Montville au sujet de l’insertion professionnelle des jeunes de milieu populaire, que le premier contact est établi. Stéphane Beaud a pu mener des entretiens plus ou moins approfondis et plus ou moins réguliers avec les différents membres de la famille.

L’ouvrage

La première partie s’intéresse davantage aux parcours des cinq sœurs de la fratrie. Parmi les cinq sœurs, les deux aînées jouent le rôle de « locomotives de la fratrie et soutiens de famille », elles sont des « pôles de stabilité » et de « puissants modèles d’identification ». Toutes deux sont nées en Algérie, Samira arrive en France à l’âge de 7 ans et Leïla à 4 ans. Les deux sœurs vont connaître une forte mobilité professionnelle ascendante. Le père bien qu’analphabète va soutenir très fortement les projets scolaires de ses enfants. Samira, l’ainée va « tracer le sillon » et chercher dans la réussite scolaire les moyens de s’émanciper d’une charge familiale lourde puisque sa mère la sollicite beaucoup pour les tâches domestiques (la petite dernière nait en 1986, Samira a 16 ans) : elle choisit ainsi de faire des études post-bac à 100 km du domicile familial. Leila pour échapper à l’enfermement domestique auquel sa sœur est soumise va opter pour des pratiques sportives, puis un travail dans l’animation.

Stéphane Beaud souligne combien le lieu de résidence des Belhoumi a pu favoriser cette réussite scolaire des deux sœurs aînées (Samira est titulaire d’un Master 2 d’ingénierie en formation et Leïla d’un Master 2 en ingénierie programme de formation). En effet leur appartement a conduit les enfants Belhoumi à se rendre dans une école où la mixité sociale et l’engagement des enseignants ont été des facteurs favorables à leur réussite scolaire.

Les trois cadettes : Dalila (née en 1983), Amel (née en 1984) et Nadia (née en 1986) sont toutes trois nées en France et vont tenter de « suivre la trace des ainées ».

Trois éléments expliquent selon S. Beaud la transmission des valeurs sociales et culturelles entre les deux groupes de sœurs : le grand écart d’âge (quinze ans entre les deux groupes), la figure de modèle incarnée par les sœurs ainées et enfin le rôle de guide et de conseil.

La mère va en effet, déléguer une grande partie de l’éducation des cadettes, à ses filles ainées, souhaitant elle même occuper un emploi de femme de ménage dans un collège. Samira et Leïla vont chercher à fournir, à leurs sœurs cadettes des capitaux, dont elles-mêmes n’ont pas pu bénéficier : elles vont mener un travail « d’enveloppement culturel » en les incitant à lire, à aller au musée, voir des expositions… Leïla va également permettre à ses sœurs de fréquenter les clubs sportifs du quartier plutôt « interclassiste », favorisant une nouvelle fois la possibilité de connaître une mixité sociale.

Néanmoins, malgré ces efforts, le parcours des cadettes a été un « cran en dessous » de celui des ainées. Amel obtient, après un parcours scolaire heurté, un diplôme d’assistante sociale. Dalila obtient un diplôme d’infirmière, et Nadia une licence professionnelle en ressources humaines.

L’écart entre les deux groupes de sœurs s’explique par deux éléments selon S. Beaud : tout d’abord un contrôle social parental plus relâché du fait de la moindre présence maternelle pour les cadettes et ensuite l’évolution du quartier, et en particulier des écoles et du collège.

En matière matrimoniale, « la règle du mariage endogame (et plus largement maghrébine) en France a été entièrement respectée par les filles de la fratrie alors que les garçons ont pu aisément la contourner (ils épousent des Françaises)

Les deux aînées ont subi une pression matrimoniale beaucoup plus forte de la part de leur mère que les trois cadettes. C’est la poursuite de leurs études qui leur permet de repousser l’âge du mariage. Les deux aînées ont également des enfants tardivement, ayant eu le sentiment d’avoir déjà élevé leurs frères et sœurs.

La deuxième partie du livre s’intéresse aux trois garçons :

Rachid (1975, Algérie) Azzedine (1979, France) et Mounir (1981, France) sont placés entre les deux groupes de filles. Les trois garçons vont faire des études beaucoup plus courtes que leurs sœurs. Pour se justifier, les trois garçons remettent en cause le système éducatif mais reconnaissent aussi que l’école n’était pas leur priorité.

La différence de socialisation entre les filles et les garçons apparaît ici très éclairante pour comprendre les écarts de réussite scolaire : les trois garçons ont bénéficié tout au long de leur adolescence d’une plus grande permissivité en matière de sortie. « Ils étaient plus souvent dehors que dedans » et « la vie de quartier des garçons, la forte sociabilité locale et la pression constante du groupe des pairs » ont favorisé une moindre implication scolaire.

Par ailleurs, les garçons ont très tôt (dès la 6ème pour Rachid ) aidé les parents en travaillant sur les marchés. Les ressources financières de la famille étant faibles suite à l’invalidité du père dès 1978.

Pourtant les sœurs aînées ont veillé à la réussite scolaire des trois garçons, n’hésitant pas à mener des stratégies en termes d’option (choix de l’allemand et du latin par exemple) pour être dans une bonne classe.

Une autre distinction entre les filles et les garçons de la fratrie tient dans le fait que, conformément à ce que montrent d’autres travaux, les jeunes hommes noirs ou d’origine maghrébine sont davantage victimes de discrimination (à l’embauche ou à l’entrée des lieux festifs ou lors des contrôles d’identité). Les trois frères ont subi cette discrimination et Rachid tient, de ce fait, parfois un discours de victimisation sur son parcours.

Malgré le faible capital scolaire des trois garçons, Samira et Leîla vont néanmoins parvenir à conduire leurs frères vers l’emploi, elles offrent un soutien moral et un appui certain dans leurs parcours : Azzedine entre à la RATP grâce au soutien caché de sa sœur qui lui réécrit sa lettre de motivation qui lui permet de passer les tests. Rachid est, des trois garçons, celui qui a le parcours le plus chaotique : qualifié très tôt de turbulent par le système éducatif, il redouble deux fois son école primaire et la suite de sa scolarité est semée de rébellion et d’absentéisme. A 21 ans il passe six mois en prison pour « vol qualifié ». La déviance de Rachid jetant ainsi une ombre sur ses frères qui ont dû sans cesse prouver qu’ils n’étaient pas comme leur frère. Malgré ce passé compliqué, Rachid parvient à faire une carrière de commercial où il gravit les échelons assez rapidement, retrouvant ainsi son « honneur social ». Ses revenus lui octroient alors la possibilité d’afficher sa réussite matérielle avec de belles voitures. Mais sa belle aventure professionnelle prend fin brutalement, lorsque malencontreusement, est révélée son incompétence en matière d’orthographe qui vient trahir le mensonge établi sur son CV au moment de son embauche. Mounir sort du système éducatif sans diplôme, et entre sur le marché de l’emploi comme ouvrier puis comme technico commercial, il est celui qui se tiendra le plus à distance des échanges avec Stéphane Beaud

Le parcours d’Azzedine au sein de la RATP permet également d’aborder la question du syndicalisme : Azzedine s’investit beaucoup dans son travail en début de carrière, n’hésitant pas prendre le service de nuit (jusqu’à une heure du matin). Mais après ce début enchanté, Azzedine apprécie de moins en moins l’ambiance de travail à la RATP. Il peine à trouver sa place dans la sociabilité au travail entre les anciens (les « mecs de la CGT » qu’il trouve racistes) et les nouveaux les « barbus », tout entiers dans la religion, dans l’ostentation de leur pratique. Sa carrière à la RATP le conduit à adhérer à la CFDT puis à SUD et il constate, désabusé, les tiraillements entre syndicats qui nuisent à la construction d’un rapport de force favorable face à l’employeur.

La troisième partie porte sur les questions politiques et religieuses.

Les parents se tiennent comme de nombreux immigrés assez éloignés de la vie politique française. Ce sont les enfants qui vont ramener « la politique à la maison ». Ce sont à nouveau les sœurs aînées qui vont mener ce travail de socialisation politique. L’ancrage à gauche semble naturel pour cette famille issue de l’immigration et ayant grandi dans une ville historiquement communiste (Sardan). Elles mènent un travail d’encadrement et d’éducation politique de leurs frères (tendanciellement moins versés en politique) et de leurs sœurs (moins hostiles a priori mais peu formées politiquement). Les deux sœurs suivent l’actualité politique par la lecture assez régulière de la presse.

C’est Leila qui va devenir le « leader d’opinion » de la fratrie. Son implication dans le secteur de l’animation de Sardan l’a amenée à fréquenter « par osmose » le milieu des jeunesses communistes, néanmoins elle n’a jamais adhéré au PCF.

Les trois frères sont plus distanciés vis à vis de la politique, ils s’informent de l’actualité davantage via les réseaux sociaux. Ce sont les sœurs qui veillent à ce que tous remplissent leur devoir de citoyen les jours d’élection.

La fratrie comme bon nombre d’enfants d’immigrés est ancrée à gauche seule Nadia va s’imposer comme le transfuge politique de la fratrie en adhérant au parti Les républicains vers la fin de l’année 2015.

En matière de pratiques religieuses, on constate également un écart générationnel au sein de la fratrie : Samira et Leïla optent pour des pratiques assez distanciées alors que les trois cadettes sont marquées par une plus grande religiosité du quartier au moment de leur jeunesse et affichent une plus grande intensité de leurs pratiques religieuses (ramadan en particulier). Parmi les trois garçons, Rachid boit et fume mais fait des efforts devant ses parents. Azzedine et Mounir sont croyants et plus ou moins pratiquants.

Quatrième de couverture

Un livre de plus sur les jeunes « issus de l’immigration » ? Pour dénoncer les discriminations qu’ils subissent, sur fond de relégation sociale dans les quartiers « difficiles » ? Et conclure sur l’échec de leur « intégration » dans notre pays ?

Non. L’ambition de Stéphane Beaud est autre. Il a choisi de décentrer le regard habituellement porté sur ce groupe social. Son enquête retrace le destin des huit enfants (cinq filles, trois garçons) d’une famille algérienne installée en France depuis 1977, dans un quartier HLM d’une petite ville de province. Le récit de leurs parcours – scolaires, professionnels, matrimoniaux, résidentiels, etc. – met au jour une trajectoire d’ascension sociale (accès aux classes moyennes).

En suivant le fil de ces histoires de vie, le lecteur découvre le rôle majeur de la transmission des savoirs par l’école en milieu populaire et l’importance du diplôme. Mais aussi le poids du genre, car ce sont les deux sœurs aînées qui redistribuent les ressources accumulées au profit des cadets : informations sur l’école, ficelles qui mènent à l’emploi, accès à la culture, soutien moral (quand le frère aîné est aux prises avec la justice), capital professionnel (mobilisé pour « placer » un autre frère à la RATP)…

Cette biographie à plusieurs voix, dont l’originalité tient à son caractère collectif et à la réflexivité singulière de chaque récit, montre différents processus d’intégration en train de se faire. Elle pointe aussi les difficultés rencontrées par les enfants Belhoumi pour conquérir une place dans le « club France », en particulier depuis les attentats terroristes de janvier 2015 qui ont singulièrement compliqué la donne pour les descendants d’immigrés algériens.

L’auteur 

  • Sociologue, Stéphane Beaud, est professeur de sociologie à l'université de Poitiers, membre du Gresco. Il a notamment publié, à La Découverte, Guide de l'enquête de terrain (avec Florence Weber, 1997), Retour sur la condition ouvrière (avec Michel Pialoux, 2012 ; 1reéd. Fayard, 1999), 80 % au bac, et après ? (2002, 2005 ), Pays de malheur ! (avec Younès Amrani, 2004, 2005) et Traîtres à la nation ? Un autre regard sur la grève des Bleus en Afrique du Sud (avec Philippe Guimard, 2011).

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