« Il faut dire que les temps ont changé... » : Chronique (fiévreuse) d'une mutation qui inquiète

Daniel Cohen

L'ouvrage

Dans son dernier essai, Daniel Cohen décrypte les inquiétudes de notre temps. Pour lui, « l’espérance d’un avenir radieux a laissé place à la nostalgie d’un passé magnifié ». Et c’est aujourd’hui l’idée même de progrès, qui a un temps imprégné nos sociétés, qui est désormais menacée. Comment en en est-on arrivé là ? La société industrielle et sa civilisation se sont effondrées, mais on peine aujourd’hui à lui trouver un successeur : la société digitale dans laquelle nous entrons est certes pleine de potentialités, de promesses, mais elle comporte aussi une face beaucoup plus sombre, celle d’un homo digitalis, confronté à la numérisation et à un monde cybernétique qui pourrait bien mettre au défi la démocratie. Pour mettre en perspective nos temps présents, l’auteur choisit comme point de départ la révolte de la jeunesse en mai 68, dans une société corsetée certes, mais dans une économie de plein emploi et en forte croissance, qui déplace les attentes vers les satisfactions culturelles et l’émancipation.

C’est en effet le paradoxe tragique de nos sociétés selon Daniel Cohen : comme l’avait expliqué Albert Hirschman, c’est lorsque la situation économique est bonne, lorsque les aspirations à la richesse matérielle se croient rassasiées, dans les phases de prospérité, que l’on aspire alors à des valeurs plus hautes, plus généreuses. Mais « dans les périodes de croissance faible, l’ordre des priorités s’inverse (…) la crise rend égoïste et favorise le repli sur soi (…) La dépression s’entend alors dans les deux sens du terme, économique et moral ». Mais dès l’époque de l’âge d’or de la croissance, le capitalisme fait face à deux formes de critiques : la critique artiste et la critique sociale, pour reprendre l’analyse de Luc Boltanski et Eve Chiapello.

La première dénonce la société de consommation, et la seconde l’ordre de la production avec l’exploitation de la classe ouvrière. La critique artiste et la critique sociale se sont rejointes alors dans le rejet partagé de la standardisation, de la taylorisation du monde industriel, mais avec une approche renouvelée du marxisme qui tient compte de l’aliénation de la société de consommation. C’est l’époque également du succès du structuralisme dans les sciences sociales, et celui de la psychanalyse : pour Lévi-Strauss, Foucault, Althusser et Lacan, l’homme est le produit de structures qui le déterminent, et non le sujet de son action, et la société de consommation n’est qu’une représentation idéologique du mythe occidental. Des philosophes comme Sartre offriront ainsi à la révolte de la jeunesse de mai 68 les outils intellectuels pour dénoncer la déréliction de la société industrielle.

Mais selon Daniel Cohen, la rupture de la croissance dans les années 1970, lorsque l’utopie de mai 68 s’est évanouie, a ouvert ensuite une longue période « d’errance intellectuelle », car « la prospérité matérielle, qui semblait acquise voire excessive, devenait soudain incertaine ». La désindustrialisation s’est accélérée, le compromis fordiste et le partage des fruits de la croissance des « Trente Glorieuses » qu’il permettait, s’est désagrégé. En effet, contrairement aux prophéties crépusculaires de Marx sur la fin prochaine du capitalisme, selon lui emporté par ses contradictions, la crise économique et la révolution sociale, la montée du niveau de vie moyen durant cette période a éloigné cette perspective radicale.

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Les illusions perdues

Daniel Cohen rappelle alors que le déclin de l’industrie à l’ère du capitalisme post-matérialiste a mis fin aux espérances de la classe ouvrière (un « adieu au prolétariat »), et déstabilisé la critique sociale du capitalisme. Il note aussi que « tout comme la Terreur sous Robespierre avait fait dérailler la Révolution française », la violence politique et criminelle d’une partie de l’extrême gauche dans les années 1970, en Italie, en Allemagne, mais aussi en France, a « abîmé la contre-culture des sixties ». C’est pour lui ce qui a d’ailleurs, en partie, nourri la contre-révolution culturelle qui a suivi dès la fin des années 1970 : une puissante « révolution conservatrice », portée par l’élection aux Etats-Unis de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher en Angleterre, qui ont, dans un même mouvement, su acquérir, notamment outre-Atlantique, le vote des catégories populaires et celui des élites de la finance, sur la base des valeurs de la famille patriarcale, de la ferveur religieuse, et d’une conception du travail salvateur (un « triptyque religion-nationalisme-croissance économique »). Mais aussi sur la base de la théorie du ruissellement (trickle down economics), selon laquelle il faut laisser les riches s’enrichir, et les pauvres en profiteront alors davantage qu’en recevant des aides financées par l’impôt. Ce cocktail mâtiné de néo-conservatisme moral et de néolibéralisme économique va, selon Daniel Cohen, comme en son temps la réaction thermidorienne avait suivi 1789, combattre l’héritage de la philosophie des Lumières. Cette révolution conservatrice a précédé la révolution financière du capitalisme, avec la montée en puissance des marchés de capitaux, mais aussi la réorganisation interne des entreprises, le culte de la productivité et de la performance, et surtout une mondialisation qui a intensifié la concurrence et installé l’impératif de compétitivité et de réduction des coûts (« un cost cutting général »). Dès lors, au lieu de faire revenir le capitalisme à ses valeurs fondatrices et puritaines, décrites en 1904 par Max Weber dans L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, la révolution conservatrice des années 1980 a au contraire produit l’inverse selon l’auteur : « un triomphe de la cupidité ».

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Dans ce que Daniel Cohen appelle nos « temps dégradés », et malgré l’éclaircie de la fin des années 1990, marquées par un semblant de retour de la croissance et d’optimisme, c’est bien le péril du « populisme » qui semble s’imposer aujourd’hui, comme une colère et un ressentiment des plus vulnérables vis-à-vis des élites. Ce renouveau du populisme est fondé sur une double détestation : à l’égard des élites en haut, et à l’égard de l’immigration en bas, dans une pulsion xénophobe et ethno-centrée. Cette radicalité, ajoutée à la défense des vertus du protectionnisme, a débouché sur le Brexit et l’élection de Trump en 2016, une « annus horribilis » selon Daniel Cohen. Pour lui, néanmoins, « s’il n’existe aucune commune mesure entre les années trente et la montée du populisme aujourd’hui », dans la mesure où nos sociétés sont plus policées, « la dégradation de la vie politique actuelle évoque furieusement la manière dont Hannah Arendt avait décrit la montée du totalitarisme ». Alors que le sociologue Norbert Elias avait historiquement décelé un processus de civilisation des mœurs, c’est bien une dé-civilisation et une déliaison sociale à laquelle nous pourrions assister aujourd’hui. Il reprend en cela la typologie du sociologue Robert Castel : nos sociétés individualistes sont travaillées par un « individualisme par excès » pour les élites qui réussissent et qui peuvent se croire affranchies des conventions sociales, et un « individualisme par défaut », marqué par la perte de confiance des classes populaires, y compris dans les idéaux méritocratiques des sociétés démocratiques. En France, cette nouvelle polarisation politique s’établit entre les électeurs d’Emmanuel Macron et ceux de Marine Le Pen : « une diagonale parfaite, entre ceux qui n’ont rien, ni éducation ni revenu, et ceux qui ont tout, y compris dans les dimensions subjectives du bien-être ».

Daniel Cohen rappelle que le capitalisme a toujours conduit à « arracher » les individus à leurs attaches et à la vie ordinaire, en impulsant des transformations économiques qui « déterritorialisent », mais aussi déstabilisent et exacerbent les angoisses : la famille, la nation, la patrie peuvent d’ailleurs être conçues comme des « territorialités artificielles », des créations en réponse à ces craintes. Aujourd’hui le capitalisme globalisé génère des insécurités économiques qui sont le principal vecteur de la déliaison sociale, avec un cumul très préoccupant des inégalités : un cercle vertueux des privilèges en haut de la structure sociale, et un cercle vicieux des handicaps en bas (« la condition d’artiste aux gagnants, le ressentiment aux perdants »). Et dans cette société rongée par l’inquiétude, les pauvres et les immigrés, boucs émissaires, sont devenus « le point de fixation de la violence contemporaine ». Pour Daniel Cohen, « la crise crée les circonstances qui permettent au racisme de s’exprimer sans honte, en s’alliant à d’autres protestations qui lui permettent de se banaliser ».

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Homo digitalis

L’auteur examine ensuite les implications de la société numérique. La soif de croissance des sociétés postindustrielles nous fait entrer dans une nouvelle ère : le basculement pourrait avoir lieu lorsque l’homme sera tenté, dans le cadre de cette révolution digitale, de prêter une âme à des robots qui a construit lui-même. Les progrès de l’intelligence artificielle pourraient en effet conduire à une transition brutale dans l’espèce humaine, lorsque la biologie fusionnera avec le silicium. Cette société implique sans doute de nombreuses promesses, dans le domaine médical notamment, mais aussi de fortes inquiétudes. Elle pourrait aggraver la polarisation des emplois entre les « manipulateurs de symboles » qui maîtrisent les nouvelles technologies, et les emplois de service de face à face (F2F en anglais), mal rémunérés et peu gratifiants. Cette paupérisation des emplois de proximité pourrait alors fracturer le salariat, à mesure que les entreprises (en particulier les leaders de chaque secteur), numériseront leurs activités et se montreront de plus en plus économes en travail. La relation F2F, c’est-à-dire de l’homme à l’homme, se verra prolétarisée à mesure que le digital sera utilisé intensivement dans la production. Daniel Cohen rappelle que les géants comme Google, Apple et Amazon, comparé aux leaders de la société industrielle de jadis (General Motors et Chrysler), disposent d’une capitalisation boursière neuf fois supérieure à celle de leurs prédécesseurs…mais avec trois fois moins d’employés. Et « c’est bien cette évaporation du nombre de travailleurs qui est, à nouveau, au cœur de toutes les peurs ». L’hypothèse de la création d’un revenu universel pourrait dès lors apparaître comme une piste convaincante à explorer.

Outre la polarisation des emplois ou le spectre de la « fin du travail », la nature du « monde algorithmique » qui s’annonce est aussi porteuse de nombreuses incertitudes sur notre cohésion sociale : dans cette société, les rapports horizontaux, comme dans le monde des réseaux sociaux, progressent face aux vieux rapports hiérarchiques de la société industrielle, certes, mais la « génération iPhone » est d’ores et déjà confrontée aux effets délétères de l’hyper-connexion. Un certain nombre de travaux montrent par exemple que la fréquentation assidue des réseaux numériques dégrade le bien-être, et le temps passé sur Internet est ainsi souvent corrélé à la tristesse, à un sentiment de solitude et à une moindre satisfaction. La société digitale crée de fortes addictions (à Facebook, au smartphone, au sport, etc.) et une injonction à la valorisation de soi sur les réseaux sociaux, dans le cadre d’une véritable identité virtuelle (« un soi digital »). Pour Daniel Cohen, la culture numérique a créé « un être hybride, de réseaux et d’algorithmes », dans une vie où « les individus passent plus de temps à médiatiser l’évènement qu’à le vivre ». La jeunesse, la génération iPhone, outre qu’elle nourrit un rapport ambigu à la politique, entre apathie et radicalité, est plus préoccupée de la réussite professionnelle et matérielle, que d’art et d’engagement politique, note Daniel Cohen. Contrairement à la jeunesse de Mai 68, c’est une génération inquiète face à l’avenir, installée dans une sorte de « présentisme », où la foi dans le progrès semble suspendue. Car « malgré ses immenses promesses, le développement exponentiel des nouvelles technologies ne crée pas un désir d’avenir ». Face à la surpuissance des géants technologiques, les GAFA, pour défendre la protection de nos données privées, l’autorégulation ne suffira pas : pour éviter la disparition de notre intimité et sécuriser notre sphère privée, les Etats doivent prendre leurs responsabilités selon Daniel Cohen : « tout cela supposera des autorités de contrôle et des contre-pouvoirs efficaces ». Le moment est aussi venu selon lui d’un questionnement moral sur les implications du numérique dans nos vies, mais c’est aussi l’heure de forger une nouvelle critique sociale et artiste du capitalisme.

Présentation de l'éditeur

Nous sommes en train de comprendre ce qui s'est passé depuis cinquante ans. 
L'hystérie du monde du travail, la grande protestation des peuples, l'enfermement des nouvelles générations dans une espèce de présent perpétuel, sont les conséquences de l'effondrement d'une civilisation : celle de la société industrielle. L'une après l'autre, les utopies de gauche et de droite se sont fracassées sur une réalité qu'il est désormais possible de désigner par son nom : la société digitale. Elle nous transforme en une série d'informations qu'un logiciel peut traiter à partir de n'importe quel point du globe. 
Une immense frayeur traverse la société. Le travail à la chaine d'hier a-t-il laissé la place à la dictature des algorithmes ? Les réseaux sociaux sont-ils le moyen d'un nouveau formatage des esprits ? Par un formidable retour en arrière, les questions de l'ancien monde sont en train de resurgir au cœur du nouveau. Les temps changent, mais vont-ils dans la bonne direction ? Ce livre iconoclaste permet de comprendre le désarroi dont le populisme est l'expression. Il décrypte d'une façon lumineuse des événements dont le sens nous échappe parfois, tout en ayant l'ambition de veiller à la défense des valeurs humanistes au nom desquelles le nouveau monde a, aussi, été créé.

L’auteur

  • Daniel Cohen, Directeur du département d'économie de l'École Normale Supérieure et membre fondateur de l'Ecole d'Economie de Paris, a publié de nombreux livres à succès dont, entre autres, La prospérité du vice et Homo economicus, prophète (égaré) des temps nouveaux. Il a également reçu le Prix du livre d'économie en 2000 et 2012.

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