Economie et politique : le grand malentendu

Gilles Le Blanc

L'ouvrage

Dans le prologue, Gilles Le Blanc évoque son expérience personnelle en matière d’économie, celle d’enseignant de la discipline, de chercheur, de consultant. Sa formation scientifique s’est conjuguée à une expérience pratique enrichie par la découverte, l’étude, et l’analyse de l’entreprise. Il explique avoir mesuré toute l’importance de cet acteur, parfois relégué au second plan dans les théories économiques, en travaillant durant les années 1990 sur la restructuration des combinats militaires de l’ex-Union soviétique, lorsque le transfert de la propriété du capital de l’Etat vers des actionnaires privés a créé des situations concrètes. Il a alors fallu clarifier le périmètre de l’entreprise, celui de ses actifs et de ses productions propres, utiliser le calcul rationnel pour les investissements ainsi que la rentabilité, dans le cadre de plans de soutien et d’accompagnement financés par l’Union européenne.

« Tous ces éléments exigent de définir ce qu’est l’entreprise, ses frontières, ses salariés, ses ressources, faute de quoi une privatisation formelle de la propriété conduit à une confusion entre les éléments d’intérêt collectifs (une usine d’électricité alimentant la ville, une école…) et les actifs de l’entreprise proprement dit, source d’inévitables et choquants détournements au profit d’individus sans vraie légitimité ». Gilles Le Blanc donne à son ouvrage l’ambition de contribuer à l’appropriation par tous du discours économique, puisqu’écrit-il : « refouler ou diaboliser l’économie ne peut que conduire à un violent retour de la réalité, dont les issues sont largement imprévisibles et risquées pour tous ». Comprendre l’économie sert la démocratie et la liberté puisqu’elle éclaire les débats et les choix collectifs des politiques publiques, dans le cadre de solutions réalistes et pertinentes.

De nombreuses enquêtes montrent que les enjeux économiques ne sont pas seulement des débats d’experts mais des préoccupations citoyennes du quotidien à propos de la crise, du chômage, des délocalisations, de la dette, de l’avenir de l’euro, etc. La méconnaissance des mécanismes économiques peut alors laisser le champ libre à des explications idéologiques simplistes qui conduisent au fatalisme, et paradoxalement, au seul jeu des intérêts économiques.

La démagogie et le populisme peuvent alors prospérer en brandissant des slogans et des utopies collectives qui masquent la complexité des problèmes. La science économique a sans doute une part de responsabilité puisque la mathématisation forte d’une partie des analyses, et l’organisation spécialisée de la recherche (qui permet certes une meilleure division du travail entre les économistes) ont pu donner le sentiment d’une discipline coupée du réel et finalement éloignée des citoyens. Comme la science économique manque de synthèses cohérentes, la tentation est alors de puiser dans les grandes synthèses historiques (libéralisme, marxisme, keynésianisme, monétarisme) qui peuvent offrir des éléments d’analyse incontournables, mais ne peuvent totalement éclairer la complexité du monde contemporain, ou bien de convoquer des coupables commodes comme l’économie financière, ou la mondialisation néolibérale.

Une meilleure maîtrise du langage de l’économie permettrait de démocratiser un débat qui semble abstrait mais dont les conséquences ont un impact bien réel sur les sociétés.

Du bon usage des chiffres

Le débat économique nécessite de manier avec précaution les chiffres. Le partage de la valeur ajoutée constitue un exemple frappant : forte baisse de la part revenant aux salariés ? Ou stabilité du partage ? En fait les deux propositions sont vraies : il y a bien recul significatif de la part des salaires depuis les années 1980 et aujourd’hui, et en même temps, cette part est à peu près stable depuis vingt ans. Lorsqu’on élargit l’analyse sur une plus longue période, on constate que sur les cinquante dernières années, l’évolution ne porte pas sur le conflit salarié/actionnaires mais sur la chute de la part des revenus des entreprises individuelles, passé de 31% en 1949 à 7% en 2009.

Lorsqu’on étudie le partage de la valeur ajoutée entre le travail et le capital, de nombreux travaux s’en tiennent aux sociétés non financières (excluant de ce fait les banques, les assurances, les administrations publiques, les institutions sans but lucratif au service des ménages) et raisonnent en valorisant la production au coût des facteurs ;(qui permet de neutraliser les variations des impôts et subventions au cours du temps contrairement à la méthode des prix de base). On observe alors une stabilité du partage de la valeur ajoutée de 1950 à 1973, suivie d’une déformation au profit des salariés à l’occasion des deux chocs pétroliers. On assiste ensuite à une évolution en sens inverse au cours des années 1980 : la part des salariés a retrouvé son niveau d’avant le premier choc pétrolier (1973) puis a continué à décroître jusqu’en 1989, pour rester stable à un niveau un peu inférieur à celui de 1974.

Deux causes peuvent être évoquées : une croissance plus faible des salaires à partir du début des années 1980 (le pic à la hausse des salaires correspond à la désindexation des salaires sur les prix en 1982) et une hausse importante des taux d’intérêt réels (politique monétaire restrictive et désinflation). Les principaux changements dans le partage de la valeur ajoutée interviennent donc au cours des années 1980, où il est difficile de percevoir le rôle décisif de la mondialisation et de la tyrannie de la finance…De plus, le partage salaires/profits est plus complexe qu’il n’y parait : la part des salaires mêle les salaires nets et les charges sociales (de 1973 à 1983 la hausse de la part des salaires provient avant tout de la hausse des cotisations à la charge de l’employeur alors que les salaires bruts stagnent), et l’excédent brut d’exploitation (EBE), censé mesurer la part du « capital », comprend les dividendes, l’amortissement de l’investissement et l’impôt sur les sociétés : depuis les années 1990 la part des dividendes a doublé avec une baisse à proportion des investissements, signe d’une préférence accrue pour la rentabilité à court terme et la profitabilité financière. Le partage global salaires/profits ne permet donc pas directement d’évaluer le poids grandissant de la finance dans les entreprises : il faut une analyse plus fine pour éclairer le débat.

On retrouve aussi les mêmes difficultés dans l’utilisation des chiffres dans le débat sur le coût et la durée du travail en France : les comparaisons internationales en la matière (qui rapportent respectivement la masse salariale et le nombre d’heures travaillées au nombre de salariés) sont périlleuses car les calculs agrègent des données d’âge, de qualification et de secteur d’activité très différentes selon les pays. La meilleure manière d’obtenir un coût du travail imbattable serait pour un pays de se spécialiser dans des secteurs à très faible valeur ajoutée et n’y faire travailler que des jeunes sans qualification, ce qui ne peut guère constituer un modèle de développement convaincant…Lorsqu’on restreint l’analyse aux seuls salariés, la durée du travail ne diverge pas substantiellement en France par rapport aux autres pays : avec 36,5h en 2009, elle est inférieure aux Etats-Unis (38h), mais plus élevée qu’en Allemagne (34,6h). En considérant les seuls salariés à temps complet, la durée moyenne de travail est de 39,4h par semaine en France, et 40,6h en Allemagne…Les écarts s’expliquent alors par des recours différents au temps partiel selon les pays (dont les durées contractuelles peuvent être différentes).

Le choix d’un chiffre ou d’une variable peut alors considérablement changer le sens du débat (le coût du travail « moyen » n’a ainsi guère de sens dans les comparaisons internationales) et la compétitivité d’une nation ne peut se résumer à une ou deux variables comme le coût et la durée du travail. Les débats sur la dette publique présentent les mêmes difficultés, par exemple lorsque l’on compare des stocks (la dette totale en valeur) avec des flux annuels (la richesse produite mesurée par le PIB). Gilles Le Blanc analyse ensuite les limites et les pièges de la stratégie qui consiste à fixer des objectifs chiffrés dans le débat public : ainsi, l’objectif affirmé par les Etats européens en 2000 dans le cadre de la stratégie de Lisbonne, celui de dépenser en recherche & développement 3% du PIB (niveau atteint par les Etats-Unis et le Japon), a eu une certaine efficacité politique (il a entraîné une émulation entre les pays) mais, hélas, une pertinence économique limitée.

En effet, il ne peut garantir à lui seul un réel effort d’innovation (qui implique davantage de paramètres que le pur effort de recherche & développement), ce qui explique au moins en partie les résultats décevants de la stratégie de Lisbonne. On peut également constater les mêmes limites à propos du bouclier fiscal fixé à 60% ou 50%, ou l’objectif de hausse de la production industrielle de 25% en cinq ans (l’auteur fait remarquer que l’objectif a été atteint en 2001 avec une croissance de 27.1% mais n’a pas enrayé la baisse de l’emploi industriel et l’aggravation du déficit commercial). L’enjeu industriel est donc moins quantitatif que qualitatif (quelle valeur ajoutée est associée aux volumes industriels ? Pour quels emplois ?).

Mots brouillés, mots oubliés

L’auteur analyse ce qu’il appelle les mots brouillés ou galvaudés dans le débat en économie comme la « nouvelle économie », « l’innovation », « l’économie réelle », « l’économie de la connaissance », la « planche à billets »…et plus particulièrement la crise et la concurrence. L’idée de « crise » (dans laquelle on se trouve depuis environ 40 ans) laisse à penser implicitement que l’on pourrait revenir à l’âge d’or de la prospérité passée dans un monde qui s’est profondément transformé, ou bien conduit à pointer une force extérieure et maléfique qui exonère les décideurs politiques de leur responsabilité et peut conduire à l’inaction.

Par ailleurs le mot de « crise » peut conduire à confondre des évolutions de nature très différentes (les chocs pétroliers, les tensions inflationnistes, l’éclatement de bulles spéculatives, l’intégration européenne ou la montée en puissance des pays émergents…) et laisser penser à un même problème unique et permanent, inévitable, naturel, et conduire au fatalisme. Dans ce cas également, la pédagogie économique est plus que jamais nécessaire, notamment pour une meilleure compréhension des mécanismes de la concurrence : mot tabou, assimilé par certains essayistes à « l’horreur économique », la concurrence et la compétition sont pourtant inscrites au cœur des sociétés, et le débat porte surtout sur les règles et la nécessité de les encadrer, d’autant que les entreprises essaient souvent de contourner la concurrence sur les marchés, puisqu’elle implique, en tant que force transformatrice des économies, un rapport incertain à l’avenir, une pression permanente, qui nécessite des efforts pour éviter l’érosion des profits.

La politique de la concurrence est donc particulièrement délicate puisqu’elle doit fixer des règles pour rendre la compétition sur les marchés équitable, mais sans étouffer l’incitation à l’innovation et à la prise de risques indispensables au progrès économique. Gilles Le Blanc évoque ensuite les mots étonnamment absents dans le débat public, au premier rang desquels celui d’entreprise ;(« un fantôme de la vie économique ») souvent réduite dans les chroniques à ses dirigeants, aux « salaires des grands patrons », alors qu’elle est à la fois « employeur de droit des salariés, contributeur fiscal, support de marques, producteurs et vendeurs de biens consommés par tous ».

Les contradictions de la vie économique

Gilles Le Blanc ausculte ensuite les contradictions qui traversent la vie économique en raison de la multiplicité des intérêts en présence, parfois convergents, mais parfois aussi contradictoires. Ainsi chaque individu est à la fois salarié, consommateur, emprunteur, emprunteurs, épargnant, etc. et souhaiter acquérir les biens et les services les moins chers possibles, et dénoncer les délocalisations qui détruisent les emplois sur le sol national.

La pression du client à la baisse des prix entraîne soit un recours accru aux importations, soit une pression sur les coûts de production des fournisseurs domestiques (qui passe par la réduction des dépenses de main-d’œuvre, la stagnation des salaires et/ou les destructions d’emploi). La difficulté de la politique économique est accrue par le fait que la consommation des ménages demeure la clé de la croissance économique, et qu’il faut y répondre en maintenant une importante base productive sur le territoire national, dans la mesure où les achats de biens et services ont profondément évolué depuis les années 1960 et se portent sur les biens fabriqués à l’étranger.

C’est le même phénomène pour la prime à la casse : le bilan est contrasté car positif pour les constructeurs français, pour les distributeurs, mais négatif pour les sites de production français et les salariés puisque l’accroissement des ventes a bénéficié aux sites de production situés à l’étranger (notamment pour les petits véhicules). L’un des effets les plus spectaculaires est également l’opposition stérile entre la finance et l’économie «réelle» puisque les acteurs de l’économie, et en particulier les entreprises ont absolument besoin d’un fonctionnement efficace du crédit et des marchés financiers pour porter et développer des projets industriels.

Environnement, industrie et libre-échange : Gilles Le Blanc prend enfin trois exemples pour analyser le mélange des genres et les limites du discours politique sur l’économie. La tentation du patriotisme économique et du protectionnisme national sont très fortes à une époque où la globalisation intensifie la concurrence; entre les firmes : pourtant, à une époque où les réseaux de production, d’innovation et de financement sont mondialisés, ces solutions n’apparaissent guère praticables et peuvent entraîner des effets pervers redoutables, comme la création de nouvelles rentes de production dans l’économie et des coûts de rétorsion liés aux représailles des partenaires commerciaux.

L’impulsion de l’Etat en matière d’économie verte est importante mais elle ne peut se substituer aux entreprises et aux consommateurs en matière de choix : l’objectif prioritaire de la politique publique doit être de créer un environnement favorable et incitatif, et non de se substituer aux acteurs de l’économie. Le relatif consensus autour de la politique industrielle, nécessairement ambitieuse et volontariste, pose les mêmes problèmes : la priorité devrait être d’enrayer le recul de l’industrie et la tendance à l’orientation générale vers le bas de gamme qui implique une réduction des coûts, et finalement une confrontation frontale avec les prix des entreprises des pays émergents, en mettant l’accent sur l’investissement (matériel et immatériel), l’innovation, la compétitivité hors-prix et la qualité des emplois. En définitive, sur tous ces sujets, la force et la crédibilité des discours politiques seraient renforcées s’ils s’appuyaient sur une explication pédagogique des enjeux économiques aux citoyens, et sur une présentation franche et précise des conséquences des choix retenus.

L'auteur

  • Gilles Le Blanc est économiste, professeur à l’école Mines Paris Tech et chercheur au Cerna.

Quatrième de couverture

L’économie est comme le temps qu’il fait. Tout le monde en parle, mais personne ne sait vraiment comment elle fonctionne. Constat d’autant plus inquiétant qu’il concerne également les politiques. L’économie est alors perçue comme un corps étranger, incontrôlable et profondément amoral. Le bouc émissaire, fort utile, de tous les errements du politique. Cette posture, insupportable, interdit une véritable politique économique. Il est temps d’inverser la tendance.

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