Discipliner la finance

Patrick Artus

L'ouvrage

Dans cet essai, Patrick Artus s’inquiète d’un retour des crises financières dévastatrices pour nos économies. Si l’on définit la finance comme l’ensemble des crédits, des obligations, des actions et des actifs monétaires, son poids est aujourd’hui absolument considérable avec 400 000 milliards de dollars, alors que le PIB mondial est de 90 000 milliards de dollars. Cette donnée fondamentale de l’économie mondiale a une implication extrêmement importante : l’accroissement du poids de la finance par rapport à l’économie « réelle » accroît très fortement le risque de crise.

Selon Patrick Artus, « alors, que dans le passé, c’étaient les chocs de l’économie « réelle » (récessions ou au contraire poussées de la croissance) qui influençaient la sphère financière, ce sont aujourd’hui les chocs financiers (correction des excès d’endettement, explosion des bulles sur les prix des actifs) qui conduisent au dérèglement de l’économie réelle ». L’économie mondiale se transforme à l’heure actuelle après une phase de globalisation de la production à partir des années 1990, suivie aujourd’hui d’une dynamique de « dé-globalisation réelle » (une dé-segmentation des chaînes de valeur), avec la volonté grandissante des firmes de localiser leur production auprès de l’acheteur final des biens et services, sous l’effet conjugué de la hausse des coûts de production dans les pays émergents et de la volonté politique des Etats pour que le contenu local des produits achetés soit plus important (protectionnisme). Patrick Artus fait un bilan nuancé de cette globalisation de l’économie « réelle » : elle  a permis d’extraire de la pauvreté un nombre très important de personnes dans les pays émergents, mais tous les Etats n’en ont pas profité de la même manière.

Par ailleurs, s’il est indéniable que les inégalités se sont accrues au sein des nations de l’OCDE entre les différentes catégories sociales, l’ouverture internationale n’en est pas la cause unique et essentielle, puisque le progrès technique et les contraintes du capitalisme centré sur l’actionnaire, tout comme la bipolarisation du marché du travail (entre travailleurs qualifiés et non qualifiés) ont également une part de responsabilité.

Il montre chiffres à l’appui que cette globalisation n’a pas entraîné d’affaiblissement des politiques redistributives : si la mondialisation a accru la concurrence fiscale, elle n’a pas mis fin à l’Etat-Providence. Malgré un repli de la mondialisation productive, la globalisation financière, elle, a poursuivi son chemin et, depuis la grande crise de 2007-2008, le gonflement de la sphère financière a été continu.

Les crises économiques sont dès lors devenues avant tout des crises financières, récurrentes depuis les années 1990, et il est notable que la transmission des chocs et des cycles économiques entre les pays se fait désormais par l’intermédiaire des marchés financiers et non plus par le canal des flux du commerce international.

Lire le fait d’actualité sur les dix ans de la grande crise financière de 2008 :

Les risques de la finance globalisée

Patric Artus rappelle que la globalisation de la finance implique que chaque pays est à la fois prêteur et emprunteur vis-à-vis des autres. Si le poids de la finance dite « complexe » (produits dérivés, titrisation) a reculé depuis 2008, l’encours du crédit, l’encours d’obligations, la capitalisation boursière et la masse monétaire ont poursuivi leur croissance. Il évoque même la formation d’un « cycle financier mondial » désormais, avec un mouvement conjoint de l’ensemble des prix des actifs financiers et des primes de risque portant sur les rendements de ces actifs. L’auteur note qu’en 2018, l’encours mondial de crédit représente 100 000 milliards de dollars, l’encours total d’obligations 126 000 milliards de dollars, et la capitalisation boursière 76 000 milliards de dollars. La taille de la finance mondiale est passée de trois années de PIB environ en 1990 et 4 années et demie en 2018. Par ailleurs, la hausse parallèle des actifs et des dettes extérieurs bruts montre qu’il y a une imbrication financière croissante : cela signifie que chaque pays a prêté davantage aux autres pays et s’est endetté davantage auprès d’eux.

Comment expliquer la hausse de la taille de la finance ? Les causes en sont multiples : une demande excessive pour les actifs sûrs de la part de la Chine et des pays exportateurs de pétrole qui a canalisé l’épargne vers la dette des pays de l’OCDE, et surtout celle des Etats-Unis ; des exigences élevées de rentabilité du capital pour les actionnaires par rapport au taux d’intérêt sans risque, des politiques monétaires constamment expansionnistes (dans ce contexte de faibles taux d’intérêt les investisseurs se replient sur les actifs risqués plus rémunérateurs ce qui nourrit la hausse du prix des actifs) ; une « répression financière » qui implique qu’en Chine par exemple, l’étroitesse des marchés financiers, le bas niveau des taux d’intérêt et la faible rémunération de l’épargne conduisent à des investissements surdimensionnés (notamment dans la construction) et à un endettement élevé. Mais cette « répression financière » est également à l’œuvre dans les pays de l’OCDE puisque les réglementations prudentielles des banques et assurances les obligent à détenir des actifs peu risqués en dettes publiques par exemple, ce qui incite alors à un endettement public accru.

L’intermédiation croissante de l’économie avec un rôle crucial des banques, conjugué au faible rôle joué par les actions pour financer l’économie, en raison de la préférence des épargnants pour les actifs sans risque, expliquent la hausse de l’endettement, qui constitue désormais une épée de Damoclès sur l’économie mondiale.  

Après avoir mené une analyse statistique et empirique, Patrick Artus montre que ces évolutions ont inversé la relation entre les chocs financiers et les récessions : en effet, il constate que dans la période 1980-1995, la causalité va des chocs réels (chocs de la croissance du PIB) vers les chocs financiers (choc sur le crédit et les indices boursiers), alors que dans la période suivante, de 1996 à 2018, tous les chocs financiers ont entraîné des chocs réels, même si la relation continue aussi d’aller des chocs réels aux chocs boursiers.

Patrick Artus pointe également un aspect préoccupant de l’accroissement de la taille de la sphère financière : « depuis 1990, toutes les utilisations de l’épargne ont été inefficaces : dépenses publiques courantes (et non investissement public), hausse des prix de l’immobilier. Cette inefficacité allocative de la finance est effectivement inquiétante ». L’essor de la finance a ainsi favorisé la croissance de la dette des ménages et nourri des bulles de crédit. Le problème n’est donc pas tant le coût de la finance (le coût de l’intermédiation financière rapporté aux capitaux intermédiaires n’a pas augmenté) mais son incapacité à financer des investissements efficaces.

Lire le cours de CPGE sur la dynamique de la mondialisation financière :

Les défaillances du système monétaire et financier mondial

Patrick Artus décrypte les déséquilibres structurels inquiétants de l’économie mondial : l’essor de la finance globalisée a fait apparaître un conflit d’objectif pour les politiques monétaires, un dilemme entre les objectifs macroéconomiques (croissance, inflation) et l’objectif de stabilité financière, puisque la taille considérable de la finance présente un risque élevé d’instabilité. L’auteur estime que les effets attendus de la globalisation financière sur les pays émergents (financement des investissements efficaces, valorisation correcte du risquent) sont compromis par des défaillances institutionnelles : absence de respect des lois et des contrats, inefficacité de la justice, instabilité politique, excès des déficits budgétaires, laxisme dans la supervision des institutions financières, inflation chronique, etc. Dans son chapitre intitulé « quand les pauvres prêtent aux riches », il explique que l’organisation présente du système monétaire international (SMI) conduit à une « globalisation financière contre-productive » car les flux de capitaux vont des souvent des pays pauvres vers les pays riches, et non l’inverse, en raison du rôle central du dollar et des actifs financiers libellés en dollars. En effet, la forte demande pour les dettes sans risque canalise l’épargne mondiale vers la dette publique des Etats-Unis. Patrick Artus déplore une triple inefficacité aujourd’hui du SMI tel qu’il fonctionne : les flux de capitaux internationaux sont erratiques (les entrées et sorties de capitaux peuvent violemment déstabiliser certaines économies), procycliques (puisque les entrées de capitaux se font en période de croissance des pays), et ces capitaux ne se dirigent pas vers là où ils seraient les plus efficaces (soit vers des projets d’investissements utiles au développement des pays émergents). 

Patrick Artus insiste sur le fait que la répétition des crises financières depuis les années 1990 est bien liée à la croissance de la taille de la finance et sa globalisation. Mais l’origine des crises peut différer selon les zones : les crises dans les pays émergents sont liées à l’arrêt des flux d’entrées des capitaux, tandis que les crises des pays de l’OCDE s’expliquent par l’interaction entre la hausse du prix des actifs (actions, immobilier) et les hausses de l’endettement des ménages et des entreprises. La crise des pays périphériques de la zone euro quant à elle provient de la hausse parallèle de l’endettement du secteur privé de ces pays et de leur endettement extérieur.

Patrick Artus s’attaque aussi dans son ouvrage à une question délicate mais cruciale : d’où proviendront les crises du futur ? La globalisation financière a accru le risque de contagion des crises et il convient de prévenir leur apparition car le coût des récessions qu’elles provoquent est exorbitant en termes de ralentissement des gains de productivité, de freinage de la croissance potentielle, de faillites d’entreprises, de montée du chômage, et de perte de capital humain. Les risques les plus sérieux proviennent selon lui de l’endettement public des pays de l’OCDE, des déficits extérieurs structurels des pays émergents, et des Etats-Unis si le dollar perdait son rôle de monnaie de réserve internationale. Mais la réalisation de ces risques est toutefois conditionnée à la survenue de bouleversements assez profonds dans le fonctionnement du système monétaire et financier mondial.

Si Patrick Artus estime qu’une crise de la dette privée des pays de l’OCDE est peu probable, le risque viendrait davantage d’un choc lié au relèvement non anticipé des taux d’intérêt par les banques centrales, lesquels deviendraient alors supérieurs aux taux de croissance du PIB et accroîtraient mécaniquement l’endettement des Etats jusqu’à des niveaux dangereux. Ce pourrait être le risque d’une nouvelle accélération de l’inflation qui pousserait les banques centrales à relever leurs taux d’intérêt directeurs, menaçant la solvabilité budgétaire des Etats. Ce risque semble certes aujourd’hui hypothétique tant que le pouvoir de négociation des salariés reste faible (puisqu’une hausse des salaires réels plus forte que les gains de productivité peut enclencher une spirale inflationniste et conduire les banques centrales à réagir).  En Chine, les taux d’intérêt restent à un niveau très bas par rapport à la croissance du PIB pour imaginer l’éclatement d’une crise de l’endettement à court terme, mais une libéralisation financière décidée dans le pays pourrait changer la donne et faire entrer la Chine dans une phase d’instabilité financière nettement plus grande, tandis que les Etats-Unis restent eux sous la menace d’une diversification des placements des pays émergents qui abandonneraient leurs actifs libellés en dollars. Patrick Artus estime que « la capacité à maintenir des taux d’intérêt inférieurs au taux de croissance est donc centrale », pour maintenir la solvabilité des emprunteurs et conjurer le risque de grave choc financier.  

Pour finir, et afin « d’amaigrir la finance », et éviter les crises « auto-réalisatrices » (lorsque les anticipations se retournent et la crise des marchés financiers impacte l’économie réelle) il évoque quelques pistes pour « discipliner » la finance : tout d’abord, « ramener à la raison des banques centrales » par une stratégie dite Leaning againt the wind de remontée progressive des taux d’intérêt pour freiner la distribution du crédit et les bulles d’actifs (actions, immobilier), mais couplée à une politique macro-prudentielle restrictive (fonds propres réglementaires, réserves obligatoires des banques centrales, surveillance des ratios de crédit) ; ensuite, mener une plus étroite régulation des mouvements de capitaux spéculatifs à court terme et établir une fiscalité plus dissuasive et des réglementations plus contraignantes pour pénaliser les placements financiers à court terme et les instruments financiers liquides qui sont de nature à déstabiliser les économies émergentes ; et enfin, renforcer la coordination des politiques économiques et tenter d’obtenir des Etats-Unis qu’ils abandonnent la politique de déficit extérieur constant menée depuis les années 1970.

Lire la note de lecture sur un ouvrage consacré aux implications des bas taux d’intérêt dans l’économie mondiale :

Quatrième de couverture

L’accroissement du poids de la finance par rapport à l’économie réelle change profondément le fonctionnement des économies et accroît fortement le risque de crise. 
Alors que, dans le passé, c’étaient les chocs de l’économie réelle qui influençaient la sphère financière, ce sont aujourd’hui les chocs financiers qui conduisent au dérèglement de l’économie réelle et du système monétaire international. 

Si la menace d’une nouvelle crise de très grande ampleur se précise, elle n’est pourtant pas inéluctable. 
Ce livre propose des solutions concrètes pour discipliner la finance, éviter la répétition des crises et favoriser le passage à une véritable finance de long terme.

L’auteur

Patrick Artus est professeur associé à l’École d’économie de Paris et chef économiste de Natixis. 

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