Déchiffrer la société francaise

Louis Maurin

L’ouvrage

Démographie

Si on retient la « projection centrale » de l'INSEE, basée sur un nombre moyen d'enfants par femme un peu inférieur à 2 (1,9), une immigration non négligeable (de l'ordre de 100 000 personnes par an) et une progression continue de l'espérance de vie qui s'accompagne d'une réduction des écarts entre les hommes et les femmes, notre société aura, dans les années à venir, à faire face à trois défis :

  • Le vieillissement : Contrairement à ce qu'affirmait Alfred Sauvy dès 1946, il ne signifie pas nécessairement la lente décadence des pays occidentaux, frappés par le manque de dynamisme et d'innovation. Néanmoins, l'allongement de la vie appelle des adaptations de la société. Demain, la question de la prise en charge des aînés va se poser d'abord avec l'équation des retraites (comment fournir des retraites décentes à des millions de nouveaux vieux, dès lors que le rapport entre le nombre d'actifs et celui des inactifs de plus de 60 ans devrait passer de 2,23 en 2005 à 1,36 en 2050). Viendra ensuite la gestion de la dépendance des très âgés ; les personnes âgées de 75 ans et plus devrait atteindre plus de 14 % de la popualtion en 2040 (contre 8 % en 2010). Des efforts devront être faits en termes de maisons de retraite et d'aide à domicile. Efforts qui nécessiteront des investissements importants et qui à défaut d'être pris en charge par la collectivité, le sera par les familles, pénalisant d'autant plus celles dont les moyens ne permettent pas un accès à un accueil de qualité dans des structures adaptées ;
  • La conciliation de la vie familiale et des autres sphères (emploi, loisirs, sociabilité) : Il s'agira essentiellement de mieux prendre en compte les besoins des femmes. En effet, la division des rôles entre les sexes touche aux structures les plus élémentaires de la société et l'égalité entre les hommes et les femmes demeure très lointaine, avec des écarts considérables dans la sphère professionnelle et aussi dans la sphère domestique où les femmes continuent à prendre en charge la plupart des tâches du foyer. Néanmoins, si les choses changent lentement, elles changent tout de même et on assiste lentement mais sûrement à un déclin des normes traditionnelles de la famille. A cet égard, l'éducation des filles a été un puissant moteur d'égalisation, à tel point que les sociologues Christian Baudelot et Roger Establet (Quoi de neuf chez les filles ? Entre stéréotypes et liberté, Paris, Nathan, 2007) affirment même que les filles disposent désormais de marges de liberté et de créativité plus grandes que les garçons dans la construction de leur identité ;
  • l'immigration : Dans les sociétés contemporaines, les frontières ne sont pas étanches et le seront de moins en moins à l'avenir. Si la fermeture totale des frontières n'est ni possible ni souhaitable, ne serait-ce parce-que les départs en retraite liés au baby-boom devraient se traduire par un besoin en main d'œuvre étrangère dans tous les pays industrialisés, l'ouverture totale n'est pas non plus envisageable compte tenu des inégalités de niveaux de vie qui conduiraient toutes les politiques sociales à l'impasse, et tout particulièrement les politiques du logement et de la santé. La France doit donc, comme tous les pays riches, concilier à l'avenir le respect des droits de l'homme et la limitation des entrées sur le territoire. En tout état de cause, un certain degré d'ouverture est non seulement possible, mais nécessaire. Entre 2002 et 2007, on estime que 560 000 immigrés supplémentaires se sont établis sur le sol français, et ce chiffre est en forte hausse (330 000 entre 1996 et 2001).
  • Les inégalités : Les inégalités demeurent très présentes dans la société française contemporaine. Premier domaine étudié, l'école où, en dépit d'une démocratisation incontestable, les écarts demeurent considérables entre les groupes sociaux. Présentes dès l'école maternelle, les inégalités s'amplifient tout au long du cursus scolaire pour culminer dans les filières les plus sélectives. Le recrutement des élites, qui passe majoritairement par les grandes écoles, souffre d'un manque d'ouverture chronique qui se traduit depuis les années 1980 par une hausse des inégalités d'accès. Dans un pays qui a toujours mis l'accent sur la formation initiale au détriment de la formation permanente, il n'est pas étonnant que ces inégalités scolaires mettent en cause le fonctionnement de l'ascenseur social. La manière dont la question de la mobilité sociale est posée en France apparaît un peu hypocrite. Derrière le discours sur l'égalité et l'attachement au diplôme se cache le poids de structures fortement hiérarchiques, attachées à un grand formalisme. L'école récompense ceux qui appliquent les règles, et les diplômes jouent ensuite un rôle démesuré tout au long de la carrière, là où l'expérience professionnelle devrait prendre le dessus. A contrario, la société américaine, bien souvent décriée en France, est une société plus fluide, moins sensible aux étiquettes, favorisant davantage ceux qui prennent des chemins détournés de l'école ; c'est peut-être l'une des raisons qui rendent moins inacceptables les profondes inégalités qui y règnent. Deuxième domaine étudié, les inégalités entre hommes et femmes tout au long de la vie familiale et professionnelle. Les inégalités de salaires sont toujours bien présentes et on estime qu'elles n'ont pas bougé depuis les années 1990. Dans l'ensemble, les femmes sont ainsi rémunérées 27 % de moins que les hommes, tous temps de travail confondus, et ces inégalités se doublent d'inégalités de pouvoir : les femmes se heurtent toujours au « plafond de verre » ; les hommes sont d'accord pour leur ouvrir certaines portes, mais pas pour leur donner les clés du pouvoir. Troisième domaine étudié, les inégalités de revenus. 30 % des ménages touchent moins de 1 600 euros mensuels nets, 50 % moins de 2 300 euros, 90 % moins de 4 700 euros. Par ailleurs, même s'il n'existe pas de mesure parfaitement objective de la pauvreté, on estime, si l'on considère que le seuil de pauvreté équivaut à la moitié du revenu médian (soit 733 euros en 2006) , qu'il y a 4,2 millions de personnes pauvres en France et que, si l'on adopte le seuil de pauvreté équivalent à 60 % du revenu médian (niveau utilisé par les comparaisons internationales, soit 880 euros par mois en 2006), ce nombre s'établit à 7,9 millions. Ces pauvres ne sont d'ailleurs pas toujours des inactifs : 3,4 millions de travailleurs, soit 15 % des actifs, disposent de revenus inférieurs à 60 % du niveau médian. Si on a pu constater, dans la seconde moitié du XXe siècle, une diminution du rapport entre le revenu des 10 % les plus pauvres et celui des 10 % les plus riches (écart interdécile, qui est passé de 4,8 à 3,4 dans les années 1970 et 1980), cette évolution est désormais stoppée. Certes, les inégalités de revenus sont stables d'après les données officielles (INSEE) mais il semble bien, sur la période récente, que ces inégalités s'accroissent aux extrêmes de la hiérarchie sociale (moins toutefois que dans d'autres pays développés, souvent bien plus inégalitaires).

Consommation

La croissance économique a amélioré le quotidien de la population, que ce soit pour l'accès aux bien durables mais aussi aux services marchands et non marchands. La crise n'a pas stoppé ce mouvement. Jusqu'au début des années 1970, la consommation par habitant progressait à un rythme compris entre 4 % et 6 %. Dans les années qui suivirent, ce rythme se réduit progressivement entre 1 % et 2 % par an mais, à part quelques années de stagnation (1983, 1993, 2009), la marche en avant de la consommation s'est toujours poursuivie. Conformément à la loi d'Engel, les coefficients budgétaires de l'alimentation et de l'habillement continuent à diminuer (l'alimentation passe de 26 % à 13,7 % entre 1960 et 2006, et l'habillement de 11,6 % à 4,7 %), et un certain nombre de postes progressent, comme le logement, les dépenses de transport et aussi les dépenses de loisirs et de culture.

Pour ce dernier poste, les dépenses de communication (qui ne représentaient que 0,5 % des dépenses de consommation en 1960) se situent à 3 % à la fin des années 2000. La télévision demeure le principal loisir, puisque chaque Français de 15 ans et plus la regarde en moyenne plus de 3,5 heures par jour, mais on assiste à une montée très rapide, et même spectaculaire, de l'accès aux nouvelles technologies (entre 2000 et 2008, la proportion d'adultes équipés d'un microordinateur est passée d'un tiers à deux tiers, et l'accès à internet de 14 % à 58 % ; quant au téléphone mobile, 5 % des plus de 18 ans en étaient équipés en janvier 1997 et 78 % en juin 2008). Les loisirs continuent de progresser (le temps moyen consacré aux loisirs augmente d'une petite demi-heure entre 1986 et 1999,) et les conditions de logement s'améliorent sans cesse (la surface moyenne par personne est passée de 22m2 en 1968 à 40m2 en 2006, et la quasi-totalité des logements disposent maintenant d'une douche ou d'une baignoire).

Evidemment, ce constat ne doit pas masquer que les inégalités de consommation demeurent bien présentes, ne serait-ce que sur les deux postes que l'on vient de citer. Le mal-logement persiste ; il y a encore 6 % de logements mal chauffés et, selon la Fondation Abbé Pierre, 100 000 personnes sont toujours sans domicile fixe. Et les loisirs restent encore très clivés socialement ; 37 % des Français ne partent pas en vacances, moins de 10 % de la population part aux sports d'hiver, et certaines pratiques culturelles, comme l'Opéra, demeurent inaccessibles pour la majorité des Français. Si la France est un des pays où l'espérance de vie est le plus élevé (88,4 ans à la naissance en 2007), sa progression a moins profité aux catégories les plus modestes, ces dernières exerçant souvent un travail plus difficile et ayant un rapport au corps différent (moins de prévention et aussi plus de fatalisme par rapport à la santé et à la maladie). Par ailleurs, il ne faut pas oublier que l'accès à la consommation passe bien souvent par le développement du crédit. Si ce dernier est globalement bénéfique, il n'en demeure pas moins que le surendettement menace un nombre croissant de foyers : on estime à 700 000 le nombre de ménages surendettés et 3,6 millions déclarent avoir des difficultés à rembourser leurs crédits.

Valeurs

Libéralisme et de individualisme se sont au cours du siècle dernier progressivement diffusés. L'opinion est de plus en plus tolérante à l'égard de pratiques autrefois rejetées, comme l'homosexualité. La religion continue de perdre du terrain : la part de ceux qui se disent croyants est passée de 62 % à 53 % entre 1981 et 2008 et c'est le catholicisme qui est particulièrement touché. Au-delà de la pratique des cultes, on observe que les normes religieuses influencent de moins en moins les pratiques sociales. Cette évolution ne concerne d'ailleurs pas seulement la religion : comme l'a bien montré la sociologue Danièle Hervieu-Léger (« L'héritage chrétien de la France », Cahiers Français, n°340, La Documentation Française, Paris, sept/oct 2007), on assiste à une émancipation générale des individus vis-à-vis d'institutions (bien au-delà de l'Eglise) qui réglaient autrefois les comportements quotidiens.

Ce processus d'individualisation gagne aussi les relations familiales : les liens familiaux ne sont plus subis, mais choisis, ce qui rend les individus « à la fois plus libres et plus exposés, plus autonomes et plus fragiles » (Irène Théry). Certaines formes d'engagement collectif diminuent également, comme la participation au vote (lors des dernières élections européennes de 2009, l'abstention s'est élevée à 59,4 %) ou l'adhésion aux organisations traditionnelles de défense des intérêts comme les partis politiques ou les syndicats. Le taux de syndicalisation est aujourd'hui de 8 %, alors qu'il se situait à 30 % en 1950. En même temps, dans la sphère économique, les Français acceptent de mieux en mieux l'économie de marché. La libéralisation des prix et les privatisations ne rencontrent que de faibles oppositions et les diminutions d'impôts sont, non seulement acceptées, mais encouragées.

Selon l'enquête Arval, 96 % des Français estiment que la capacité d'entreprendre doit être encouragée. Toutes ces évolutions ne signifient pourtant pas que la cohésion sociale est menacée au profit de l'affirmation des égoïsmes personnels : dans la sphère privée, les individus, conscients des limites du chacun pour soi, revendiquent l'établissement de normes de confiance et de régulations collectives. C'est ainsi que l'autorité a désormais le vent en poupe et que le niveau de confiance dans l'armée et la police progresse. De même, l'acceptation de l'économie de marché ne signifie pas l'absence de régulation.

Les Français pensent que l'Etat doit aussi intervenir davantage dans les domaines économiques et sociaux, et tout particulièrement pour s'attaquer aux questions de pauvreté et d'exclusion. Par ailleurs, si comme on vient de le voir, certaines formes d'engagement collectif déclinent, d'autres progressent , comme l'engagement associatif (selon l'INSEE, un tiers des plus de 16 ans sont adhérents à une association) ou la participation à de nouveaux mouvements sociaux qui montrent que les formes d'engagement politique évoluent de nos jours vers des intérêts plus ciblés. D'une manière générale, dire que le lien social est sévèrement menacé est quelque peu exagéré. Les nouvelles technologies offrent désormais des supports permettant d'élargir le cercle géographique des échanges, de leur donner un degré de liberté supplémentaire ; les réseaux d'entraide sont aussi plus denses et on observe que les solidarités amicales contribuent à amortir les chocs économiques au même titre que les solidarités familiales.

L’auteur

  • Louis Maurin est journaliste, responsable de la rubrique « Société » du mensuel Alternatives économiques. Il dirige l'Observatoire des inégalités, créé à l'automne 2003, qui se donne pour but de dresser un état des lieux des inégalités qui soit le plus complet possible, tout en demeurant accessible à un large public.

Table des matières

Préface de Denis Clerc
Avant propos

  1. Population : le dynamisme retrouvé
  2. Les métamorphoses de la famille
  3. Hommes / femmes, à quand l'égalité ?
  4. Douce France ? Immigrés et étrangers
  5. Les âges de la vie
  6. Le niveau scolaire monte, les inégalités demeurent
  7. Le travail et l'ombre du chômage
  8. Une France plus riche... et plus inégale
  9. Portrait des milieux sociaux
  10. Une société de consommateurs
  11. La société de l'information et des loisirs
  12. Mobilité, espace et logement : le cadre de vie
  13. Corps, santé et sexualité : une société bien dans sa peau ?
  14. Insécurité : entre fantasmes et réalités
  15. Valeurs, politique et lien social : ce qui unit

Conclusion
Bibliographie générale
Index

Quatrième de couverture

Pourquoi les Français font-ils plus d'enfants que leurs voisins européens ? Les inégalités de revenu augmentent-elles ? Le niveau scolaire baisse-t-il ? Les citoyens se désintéressent-ils vraiment de la politique ? Déchiffrer la société française vise à répondre aux questions que chacun se pose dans un monde en mouvement. Il s'agit bien de « déchiffrer » la société, d'en dresser un état des lieux à travers les principales données actuelles et les grandes tendances historiques , mis aussi de rendre plus lisible son fonctionnement.


En quinze chapitres, Louis Maurin présente et analyse ces évolutions avec une grande clarté. La société vue sous tous les angles, le dynamisme démographique, les métamorphoses de la famille, les rapports hommes/femmes, la place des immigrés, l'éducation, le travail et le chômage, les niveaux de vie et les inégalités, les milieux sociaux, la consommation, l'information et les loisirs, le cadre de vie, la santé et la sexualité, l'insécurité et, enfin, les valeurs, ce terreau commun qui unit la population. Sans exagérer ni dramatiser les phénomènes pour les rendre plus « vendeurs ». Notre société change. Pour le pire, mais aussi pour le meilleur. Elle change lentement ; en nuances.


Ce livre montre à quel point un fossé s'est creusé entre les représentations les plus courantes et la réalité sociale de notre pays. Non, la France n'est pas marquée par l'explosion de la fracture sociale. Oui, la façon dont l'école est faite profite de façon scandaleuse aux enfants des couches sociales favorisées. La société française est à des années-lumières de celle, pessimiste et repliée sur elle-même, que l'on décrit parfois. Les individus revendiquent de plus en plus d'autonomie. Mais le partage doit être juste et la liberté ne pas consacrer la loi du pus fort.

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