De précieux intermédiaires. Comment BlaBlaCar, Facebook, PayPal ou Uber créent de la valeur

David Evans et Richard Schmalensee

L'ouvrage

Jean Tirole évoque dans la préface de l’ouvrage de David Evans et Richard Schmalensee les bouleversements gigantesques dont la révolution numérique est porteuse pour nos économies, avec les défis industriels et sociétaux considérables qu’elle comporte. Selon le Prix Nobel d’économie 2014, les plates formes numériques, pour lesquelles il a d’ailleurs consacré d’importantes recherches et travaux pionniers, dont la finalité est de mettre en contact des utilisateurs et fournir une interface technologique entre utilisateurs, vont bel et bien transformer nos sociétés, et nécessiter de repenser notre environnement économique. Il explique que ces nouveaux intermédiaires (BlaBlaCar, Airbnb, Amazon, Booking.com, Facebook, etc.), et alors que nous avions auparavant seulement accès à un marché dans un environnement géographique et relationnel proche, vont devenir absolument incontournables pour effectuer nos choix, sur un marché désormais mondial et face à une offre pléthorique.

Ces plateformes nous serons indispendables pour collecter l’information sur la qualité et la fiabilité des biens et services. Tout l’enjeu sera alors de naviguer à faible coût dans le dédale des offres disponibles grâce à ces précieux intermédiaires : il insiste d’ailleurs sur le fait que la recherche en économie peut apporter un éclairage très stimulant pour décrypter les mécanismes de l’économie collaborative.

En prenant l’exemple de l’essor de BlaBlaCar, David Evans et Richard Schmalensee rappellent la nouveauté radicale du modèle économique sur lequel ces nouveaux intermédiaires sont fondés : si les firmes industrielles traditionnelles achètent des matières premières, fabriquent un produit et le vendent à des consommateurs, ces entreprises vendent à des groupes de consommateurs la capacité à interagir avec d’autres groupes, dans des lieux réels ou virtuels, et c’est pourquoi on les appelle plateformes multi-faces (ou plateformes de mises en relation). Dans ce cadre, contrairement aux entreprises mono-faces (qui vendent des produits transformés à des clients) la demande d’un groupe de consommateurs servis par une plateforme dépend de la demande de tous les autres groupes servis parce cette même plateforme.

Pour David Evans et Richard Schmalensee, c’est alors qu’une bonne partie des cours d’économie que nous avons appris dans nos manuels du lycée et de l’Université vont largement être frappés d’obsolescence si nous voulons comprendre ce nouveau paradigme de l’entreprise, d’ailleurs largement investi par les économistes dans leurs travaux de recherche depuis quelques temps. Ces plateformes sont tout simplement en train de transformer l’économie mondiale, en détruisant des secteurs bien établis, mais en en créant de nouveaux ou en obligeant à en inventer d’autres.

La réduction des coûts de transaction

Certains actes de la vie quotidienne, qui nécessitaient il y a quelques temps de multiples coups de fil, des coûts de recherche et d’organisation, sont aujourd’hui rendus plus faciles par ces plateformes, comme réserver rapidement une table de restaurant (« une table pour quatre pour huit heures »), louer une voiture ou une maison de vacances. En tant que consommateur nous utilisons désormais fréquemment ces plateformes multi-faces, et les auteurs notent qu’elles ont une capacité énorme à créer de la valeur en facilitant l’interaction entre plusieurs types de clients, et surtout en abaissant considérablement les coûts de transaction. L’essor de l’informatique, du web, des systèmes d’exploitation, du Cloud, et des objets connectés est évidemment un moteur puissant de ces plateformes qui, en abolissant les frictions qui pouvaient exister dans la recherche de divers services, ont profondément bouleversé nos modes de vie. L’un des mécanismes à l’origine de ce prodigieux développement est bien connu : ce sont les effets de réseau, en vertu desquels le fait d’ajouter des clients attire d’autres clients. Plus il y a de gens connectés à un réseau, plus la valeur du réseau augmente pour chacun de ses membres. Et par ailleurs, lorsqu’une personne rejoint le réseau, elle bénéficie directement des autres personnes qui pourraient vouloir la toucher : il y a alors une externalité positive parce qu’une personne a un impact sur une autre en bénéficiant à un tiers. David Evans et Richard Schmalensee notent que la concurrence est féroce entre les entreprises innovantes et autres start up de ce secteur, et celle qui rafle la mise est alors souvent celle qui parvient à attirer davantage d’utilisateurs. Ils prennent notamment l’exemple historique de la compétition pour les standards de magnétoscope entre VHS et Betamax dans les années 1980, et la victoire de VHS à l’époque qui avait réussi à convaincre davantage de consommateurs et de fournisseurs de contenu d’utiliser son standard. David Evans et Richard Schmalensee montrent l’impact considérable des plateformes sur l’économie « réelle », en prenant l’exemple du succès d’Alibaba en Chine, un pays où les relations entre les fournisseurs étaient rendues difficiles avec l’existence de coûts de transaction, ou celui de l’essor des télécommunications au Kenya qui, si il ne règle évidemment pas tous les problèmes de développement de ce pays, a permis à de nombreux agriculteurs de mieux gérer leurs activités (avec le système de paiement M-PESA) et sortir de la pauvreté.

En termes de stratégie de prix, il faut également quitter notre grille de lecture traditionnelle : si elles cherchent à dégager des marges bénéficiaires comme les entreprises traditionnelles, les plateformes multi-faces doivent tenter d’équilibrer les intérêts des participants de chacune de leurs faces pour les inciter à monter à bord de la plateforme, pour les y garder ensuite, et veiller à la quantité et à la qualité des interactions. Ce dernier point ne doit pas être négligé, et David Evans et Richard Schmalensee expliquent que la compétition entre MySpace et Facebook a vu le succès de Facebook car cette société a déployé davantage d’efforts (et de moyens) pour réguler les comportements sur le réseau et instaurer des règles, quitte à exclure certains internautes en cas de non-respect des règles, comme l’actrice Lindsay Lohan en a fait les frais. D’autres sociétés comme Uber ont ainsi adopté un système de notation des chauffeurs et des clients pour créer les bonnes incitations. De nombreuses plateformes multi-faces font souvent payer tous leurs utilisateurs, mais certaines ont une face gratuite (comme les journaux en ligne), tout en faisant payer d’autres faces, comme les annonceurs, pour dégager des recettes. Si la stratégie de la gratuité est plus répandue aujourd’hui c’est parce que, comme l’expliquent David Evans et Richard Schmalensee, l’internet permet de créer plus rapidement des plateformes multi-faces et incite celles-ci à fournir des services de façon moins coûteuse. En effet, pour de nombreuses plateformes en ligne, le coût de traitement d’une transaction supplémentaire et le coût de gestion d’un participant supplémentaire sont très faibles, sinon nuls, si bien que la gratuité n’est pas pour l’entreprise un sacrifice si grand que dans l’économie traditionnelle.

Mais quoi qu’il en soit, la fixation du prix reste un exercice délicat (et décisif) pour trouver un équilibre entre la quantité de bons clients et la qualité des relations entre les membres de la plateforme, même s’il existe aussi d’autres critères importants, comme la manière dont la plateforme est conçue, la variété des produits et des services offerts, ou la façon dont les interactions sont gérées sur la plateforme, etc. Dès lors, pour David Evans et Richard Schmalensee, le modèle économique des plateformes multi-faces est basé sur six grands enjeux : 1) La création d’une plateforme multi-face se justifie s’il existe des coûts de transaction importants entre les différents groupes de clients ; 2) Les plateformes multi-faces ont toujours besoin pour démarrer d’une masse critique de participants qu’il faut atteindre ; 3) La fixation d’un bon prix pour assurer sa profitabilité à long terme ; 4) L’intégration de la plateforme multi-face dans un environnement favorable, un écosystème d’entreprises, de gouvernements, de réglementations et d’institutions porteuses pour son développement ; 5) Un aménagement de la plateforme suffisamment attractif pour augmenter la valeur des effets de réseau ; 6) La mise en place d’une régulation efficace des comportements sur la plateforme avec un dispositif adéquat d’incitations et de sanctions si certains comportements nuisent à la qualité des interactions.

La destruction créatrice

David Evans et Richard Schmalensee insistent sur un point : l’économie des plateformes multi-faces nous fait plus que jamais pénétrer dans une nouvelle étape du capitalisme de « destruction créatrice », pour reprendre le concept forgé par l’économiste autrichien Joseph Schumpeter. En effet, le succès de certaines activités voisine avec la destruction de certaines autres (comme le téléchargement ou l’internet personnel ont pu conduire les chaînes de magasins de location de vidéo ou les cybercafés à la faillite). Ils considèrent que les plateformes multi-faces amorcent des mutations aussi profondes et durables que jadis la vague d’innovation du télégraphe et de l’électricité. Les plateformes multi-faces (comme eBay ou Amazon) ont ainsi profondément bouleversé la donne dans le commerce de détail, un secteur vital pour nos économies, en permettant au consommateur de choisir les produits, comparer les prix et lire les évaluations des clients. Dès lors les producteurs sont forcés de s’adapter rapidement sous peine d’être très vite surpassés : l’aiguillon de la concurrence agit désormais en temps réel comme le font remarquer les auteurs. Les réactions à ce nouvel environnement varient naturellement selon les catégories de commerce (alimentation, électronique, etc.), leur taille (petit commerce, grande distribution), leur type d’activité (mono-face ou biface, etc.), mais la réactivité devient en tout état de cause une question de survie pour de nombreux acteurs.

Pour David Evans et Richard Schmalensee, il est donc indubitable que les plateformes multi-faces jouent un rôle d’une grande importance dans l’économie d’aujourd’hui, et leur influence ne va cesser de croître selon eux, car les plateformes existantes vont se développer et de nouvelles vont apparaître. Elles sont donc pour longtemps au centre de nos économies. Il est donc tout à fait indispensable d’approfondir la recherche économique dans ces domaines car tout entrepreneur, investisseur, consommateur ou fournisseur devra s’approprier les règles de ce nouveau modèle économique.

Quatrième de couverture

Boostées par les nouvelles technologies, les plateformes que sont Uber et Airbnb, mais aussi Facebook et Google, sont les nouveaux intermédiaires d’aujourd’hui. Mettant en relation des utilisateurs ou différents groupes d’utilisateurs et leur permettant d’interagir, ces plateformes connaissent un succès phénoménal, à la hauteur des bouleversements et des craintes qu’elles font naître. Fondé sur l’expertise internationalement reconnue des auteurs, ce livre s’appuie sur de multiples exemples pour percer à jour les raisons d’un tel succès sans en ignorer les échecs. Il montre quelles sont les règles de fonctionnement des plateformes, en quoi elles se différencient des entreprises classiques et comment elles sont en train de transformer l’économie mondiale, obligeant les autres entreprises à se réinventer pour survivre.

Les auteurs

  • David Evans est chef d’entreprise et conseille des plateformes de taille mondiale ainsi que des start-up. Il préside également PYMNTS.com, une plateforme d’analyse de données multifaces qu’il a cofondée.
  • Richard Schmalensee est professeur émérite d’économie et de management au MIT, et l’un des plus grands experts mondiaux en économie industrielle. Avec David Evans, il a écrit des contributions pionnières sur l’économie des plateformes. 

 

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