Ce qui nous unit. Discriminations, égalité et reconnaissance

François Dubet

Introduction

La lutte contre les discriminations, que celles-ci soient d’origine ethniques, religieuses ou sexuelles, est désormais à l’ordre du jour, générant une demande d’égalité.  En même temps, les individus ou groupes « minoritaires » ont aujourd’hui un besoin de reconnaissance et d’identité. Comment faire vivre à la fois les revendications opposées d’égalité et de singularité ? Pour François Dubet, la solution est de reconstruire un récit national, un imaginaire commun, qui s’appuie sur l’exigence d’égalité sociale.

La discrimination

Les discriminations sont des faits objectifs et mesurables. On peut les appréhender tout d’abord par la comparaison statistique qui montre que le taux de chômage varie selon l’origine ethnique ou le groupe social, qui montre aussi que les chances de réussir à l’école sont beaucoup plus faibles chez les garçons que chez les filles, et tout particulièrement pour les garçons et les filles issus de l’immigration, qui montre également d’importantes inégalités de revenus entre les hommes et les femmes, alors que les femmes sont souvent plus diplômées que les hommes. On peut les appréhender aussi de manière plus qualitative par la méthode du testing, qui consiste à envoyer des dossiers identiques en termes de diplômes, de qualifications et de ressources, à des employeurs, en ne changeant qu’une variable à la fois (l’origine sociale, le sexe, l’origine religieuse). Comment lutter contre ces discriminations ?

La lutte contre les discriminations passe par des politiques spécifiques qui se sont imposées depuis longtemps dans le monde anglophone. Ce sont des politiques de discrimination positive que l’on définit comme « les dispositifs visant à établir l’équité, à compenser certaines inégalités en fixant des quotas, en ciblant une population spécifique et en instaurant des règles spécifiques au bénéfice de groupes spécifiques » (page 42). Ces politiques sont apparues aux Etats-Unis à la fin des années 1960 en faveur des Noirs. On les trouve aussi de nos jours au Canada qui a construit des dispositifs de discrimination positive au nom de la réparation des injustices passées : Amérindiens spoliés de leurs terres, cultures et sociétés détruites, quasi-génocides, ……… 

Les arguments en faveur de la discrimination positive sont nombreux. En premier lieu, on peut penser que la diversité est un bien pour toute la collectivité quand il s’agit de recruter des élites. Les élites dirigeantes sont encore beaucoup trop homogènes : blanches, masculines, et socialement privilégiées. C’est ce qui explique les essais d’élargissement des élites pratiqués aujourd’hui par quelques grandes écoles françaises (et notamment dans le cadre du dispositif « Les cordées de la réussite »). En second lieu, on peut penser qu’une société bonne et intégrée suppose que tous les groupes bénéficient de certains biens collectifs : les Noirs seraient mieux soignés s’il y avait plus de médecins noirs, la police serait moins raciste si les Maghrébins étaient plus nombreux, etc. Au nom de ce principe, il est possible de justifier la discrimination positive à l’égard de telle ou telle catégorie ethnique, et cela d’autant plus que le mérite est une notion assez discutable.

Ce type d’argumentation a toutefois une portée limitée en France où prédomine une conception universaliste de la justice sociale exigeant que les règles soient les mêmes pour tous. Le modèle républicain français est un modèle indifférent aux différences, conformément à l’expression de Clermont-Tonnerre en 1789, qui voulait « tout refuser aux juifs comme nation et tout accorder aux juifs comme individus ».

C’est la raison pour laquelle les politiques pratiquées en France s’inscrivent dans des cadres universalistes qui contournent la définition des quotas et des publics visés : politiques de la ville, politiques scolaires,… Si ces politiques discriminent, dans la mesure où ceux qu’elles visent sont ceux qui se heurtent aux plus grandes inégalités, ce ne sont pourtant pas des politiques de discrimination positive. L’enjeu de l’égalité et de l’équité en France s’inscrit dans un modèle de justice qui demeure général, et dont l’efficacité concrète dans la lutte contre les inégalités les plus criantes reste assez limitée.

Les conflits de reconnaissance

La demande de reconnaissance des identités pose un problème bien différent de la demande d’égalité ou d’équité : en effet, alors que la demande d’égalité conduit à devenir « invisible », la demande de reconnaissance vise à affirmer une forme de visibilité sociale.

Du côté des minorités, l’identité a longtemps été mise à l’écart. En ce qui concerne les « immigrés », la langue d’origine devait se réserver à l’espace privé, et les pratiques religieuses devaient être discrètes. Du côté des minorités sexuelles, celles-ci étaient « enfermées dans le placard des identités honteuses ». Quant à l’identité féminine, elle ne pouvait pas être revendiquée puisqu’elle était enfermée à l’intérieur d’une « nature ».

Les demandes de reconnaissance ont émergé quand ces dispositifs ont été brisés. L’ouverture au monde fait que le droit à la différence s’impose partout, réclamant des droits culturels, après que les droits démocratiques et les droits sociaux aient été conquis. Le vocabulaire de cette revendication n’est pas celui de la justice sociale et de la distribution des biens. C’est ce que François Dubet appelle une « langue morale », qui vise à promouvoir le droit à être soi-même, à avoir et à exprimer ses racines et ses traditions dès lors qu’on le veut.

Si cette demande de reconnaissance est une bonne chose, elle est cependant dangereuse puisqu’elle s’exprime dans un climat d’incertitude profonde, sur les plans économique, international, politique, écologique ou encore sociologique. On a assisté au cours du XXème siècle à l’effritement des garants méta-sociaux, c’est-à-dire des conceptions implicites et partagées par tous sur la nature des choses.

Deux cadres symboliques sont particulièrement affectés.

 Le premier est celui de la nation. Alors que la nation était jusqu’alors l’adhésion à un récit et à un imaginaire de la fraternité, une idée « mystique et obsédante » comme l’écrivait Durkheim, elle ne va plus maintenant de soi. L’emboîtement d’une souveraineté politique, d’une culture homogène et d’une économie nationale reposant sur sa monnaie et ses frontières n’est plus qu’un souvenir. La culture de l’identité nationale ne sera plus jamais aussi homogène que le supposaient les récits appris sur les bancs de l’école.

Le deuxième est celui de la nature. Pendant longtemps, l’ordre sexuel a été fondé sur une nature immuable : un homme n’est pas une femme, un couple est composé d’un homme et d’une femme.

Le « mariage pour tous », qui procède de l’affirmation du principe d’égalité entre les individus et de la reconnaissance de l’égale dignité des sexualités, met à mal les fondations traditionnelles de la famille, et des relations entre les hommes et les femmes. Les modes de filiation eux-mêmes pouvant être redéfinis, les fondements naturels de la vie sociale apparaissent menacés (voir la note de lecture sur le livre d’Irène Théry, Mariage et filiation pour tous).

Ces incertitudes sur les cadres collectifs interrogent une identité majoritaire d’autant plus menacée qu’elle est fragile. On est alors dans un jeu à somme nulle, où ce qu’obtiennent les uns serait perdu par les autres. Cela explique la montée en puissance de chaque côté de la barrière des identités (identités minoritaires et identité majoritaire), montée qui est à la fois dangereuse et confuse, et qui conduit à ne plus entendre la voix des individus discriminés qui se situent en dehors des situations les plus extrêmes.

Refaire la société

La généralisation de la discrimination positive (côté égalité) et le multiculturalisme (côté reconnaissance) ne sont pas souhaitables pour faire face aux enjeux culturels et sociaux imposés par les discriminations. Pour sortir des impasses actuelles, il faut « refaire la société », en s’appuyant sur quelques principes communs à la fois aux minorités et à la majorité des citoyens.

Le premier principe est l’égalité sociale. Une société où les individus issus des minorités seraient équitablement répartis au sein des élites scolaires, économiques et politiques, pourrait être considérée comme une société qui réalise l’égalité des chances, mais pas comme une société juste si elle tolère un niveau d’inégalité élevé (principe de justice issu notamment de John Rawls). Pour faire comprendre cette idée, on peut l’appliquer au système scolaire. S’il n’y a pas de raison de s’opposer aux différents dispositifs visant à promouvoir les bons élèves issus des minorités, cela suffit-il pour autant à réaliser l’éducation juste ? Une éducation juste n’est-elle pas une éducation qui vise à promouvoir tous les élèves, et pas seulement les plus méritants (ce que Robert Castel appelle « la discrimination négative »).  L’enjeu commun, qui suppose une transformation profonde du système scolaire, est alors d’atténuer la concurrence, de supprimer la guerre sourde entre les discriminés et les autres pour réduire les inégalités face à l’éducation.

Le deuxième principe est d’élargir la vie démocratique. Cette vie démocratique ne se porte pas bien en France et dans les autres pays d’Europe. Il y a une réelle crise de la démocratie qui exclut la participation de nombreux citoyens à la vie de la cité. Dans ces conditions, il faut promouvoir un élargissement de la vie démocratique qui vienne d’ « en bas », et qui permette que les acteurs les plus discriminés se mobilisent à partir de leurs intérêts et de leur identité, à condition que ces intérêts ne soient pas perçus comme des menaces communautaristes.

Un autre principe est la laïcité. La laïcité qu’il convient de promouvoir n’est pas seulement une laïcité centrée sur les valeurs universalistes de la République, dans laquelle les différences n’ont rien à faire à l’école. C’est plutôt une « laïcité ouverte », qui est une manière de vivre ensemble, en défendant les principes fondamentaux de liberté de conscience et de séparation de l’Eglise et de l’Etat. Par exemple, la citoyenneté multiculturelle défendue par Will Kymlicka (La citoyenneté multiculturelle. Une théorie libérale du droit des minorités) n’est pas l’apologie du multiculturalisme, mais repose sur la nécessité de hiérarchiser les droits. Il faut défendre la liberté des religions, mais aussi la liberté dans les religions, et chacun doit être en mesure de justifier ses choix de vie du point de vue des droits universels.

Le quatrième principe est la transmission des valeurs. Les valeurs laïques ne sont pas des impératifs catégoriques qui doivent s’enseigner comme des matières scolaires. L’école de la République ne peut pas apprendre la citoyenneté si elle prive les élèves de certains de leurs droits. Actuellement en France, selon l’enquête PISA de 2012, le pourcentage d’élèves de 15 ans déclarant « se sentir chez eux à l’école » est le plus bas de tous les pays de l’OCDE. Pourtant, c’est à l’école que les règles communes se transmettent. Il faut donc faire en sorte qu’à l’école les élèves aient la possibilité d’agir comme des citoyens dans la vie scolaire elle-même, mais aussi dans les projets qu’ils peuvent mener à bien en étant tenus de collaborer entre eux et avec des adultes.

Le dernier principe est la patrie commune. Si le nationalisme est insupportable, parce qu’il exige que la nation soit toujours défendue contre ceux qui n’en sont pas (les étrangers), il n’en demeure pas moins que la nation demeure « la communauté des citoyens » (Schnapper) et le cadre indépassable de la société politique démocratique. L’urgence est alors de construire un récit national vécu comme un enjeu commun aux majorités et aux minorités, quelles que soient nos cultures et nos origines.

Conclusion

La société française ne parvient pas actuellement à réduire les discriminations. La véritable politique de discrimination positive qui s’appuie sur une définition claire des populations ciblées et l’application de quotas n’entre pas dans le modèle social et civique de la France. L’enjeu de la reconnaissance des identités risque de déboucher sur une guerre des identités, d’autant plus inquiétante qu’elle mobilise souvent des arguments symétriques aussi bien du côté des « refoulés minoritaires » que de l’identité majoritaire. Pour restaurer le vivre ensemble, il est impératif de construire un cadre commun dans lequel les problèmes peuvent être négociés pour aboutir à des solutions de compromis : cela exige de renouveler la représentation démocratique, de refaire l’égalité sociale, de construire des institutions accueillantes, et d’écrire un nouveau récit national.

Quatrième de couverture

Les discriminations reposent sur une double injustice. D’une part, elles portent atteinte au principe d’égalité des individus. D’autre part, elles dénient la valeur des identités. Chez ceux qu’elles frappent, ces exclusions provoquent un désir d’égalité, un effort pour être « comme les autres »,ou, au contraire, une revendication d’existence, une manifestation publique de dignité. Demande d’égalité et d’indivisibilité, d’une part ; besoin de reconnaissance et d’identité, de l’autre. Mais comment pouvons-nous être à la fois égaux et différents ? La seule manière d’échapper à cette contradiction est de construire un tiers définissant ce que nous avons en commun. Au thème de l’égalité des chances, il est nécessaire d’ajouter celui du commun et de l’égalité. Contre la guerre des identités, il faut opter pour la construction du social.

L’auteur

François Dubet est professeur émérite à l’université de Bordeaux et directeur d’études à l’EHESS. Il a récemment publié, au Seuil, Pourquoi moi ? L’expérience des discriminations (2013) et La Préférence pour l’inégalité (2014).

 

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