Ce que les riches pensent des pauvres

Serge Paugam, Bruno Cousin, Camila Giorgetti, Jules Naudet

L’ouvrage

Aujourd’hui encore, comme le montrent les manifestations du XVIème arrondissement de Paris de 2016 contre le projet de la mairie et de l’Etat de construire un centre d’hébergement destiné à accueillir les sans-abris et les réfugiés dans des préfabriqués disposés à l’orée du bois de Boulogne, les pauvres sont rejetés. Comment comprendre cette réaction à l’égard des plus déshérités ? Est-ce un fait isolé ou l’expression d’une tendance de fond qui traverse la société française tout entière ? Observe-t-on le même phénomène à l’étranger ?

Les auteurs de l’ouvrage, à partir d’une série d’entretiens approfondis, analysent la perception des inégalités et de la pauvreté dans les beaux quartiers de trois grandes métropoles : Paris, São Paulo et Delhi, et se demandent comment les habitants des quartiers bourgeois se représentent les pauvres et la pauvreté, et comment ces représentations contribuent à motiver les stratégies d’évitement des catégories sociales inférieures par des pratiques ségrégatives dans certains espaces du tissu urbain.

La mise à distance des pauvres est-elle aujourd’hui associée, au sein de l’élite, à une représentation équivalente à celle de la première moitié du XIXème siècle en France où, pour la classe bourgeoise, les classes laborieuses étaient avant tout des « classes dangereuses » ?

Que ce soit à Delhi, São  Paulo ou Paris, l’ouvrage fait l’hypothèse que les formes de discrimination des riches envers les pauvres s’appuient sur l’existence d’un triptyque de la discrimination : un processus de construction d’une frontière morale, un processus de répulsion physique, et un processus de neutralisation de la compassion ou de justification de la pauvreté.

Voir l’étude de cas « Le recul de la grande pauvreté dans le monde »

Voir le fait d’actualité « Comment lutter contre la pauvreté en France ? »

La production de l’ordre moral

L’ordre moral repose sur un consensus concernant les façons de se comporter. Pour Durkheim, il est le produit de l’attachement des individus à des groupes sociaux et à la société dans son ensemble (L’éducation morale). C’est la raison pour laquelle cette conception de l’ordre moral constitue le dénominateur commun sur lequel s’accordent les habitants d’un même quartier. Ils partagent alors la même conception des comportements désirables et tolérables et, à l’inverse, de ceux qu’il convient de mettre à distance. D’un point de vue sociologique, la défense d’un ordre moral est une stratégie de distinction de classe, fondée sur l’idée de la supériorité des classes dominantes et sa justification, permettant de définir une sorte de barrière sociale. Face à la présence plus ou moins menaçante dans un quartier des classes populaires, les classes supérieures ont le choix entre deux solutions : la première consiste à vouloir inculquer au minimum les règles de la civilité urbaine aux dominés en contrôlant notamment les institutions de santé et d’éducation dans les quartiers de mixité sociale ; la seconde, plus radicale, vise à préserver les beaux quartiers par une frontière spatiale, destinée à faire rempart au chaos de la ville et au délitement moral supposé des quartiers pauvres. Si le processus qui consiste pour les riches à préserver leurs intérêts, et notamment à offrir à leurs enfants une « bonne » école et une « bonne » éducation se retrouve partout, il existe des variations notables entre les beaux quartiers de chaque métropole, et souvent même au sein des quartiers d’une métropole donnée. En effet, dans chaque ville, il y a des oppositions entre ceux qui épousent les valeurs progressistes et d’ouverture sociale et ceux qui préfèrent se prémunir du risque de « nivellement par le bas » par des pratiques ségrégatives. Entre les métropoles, les différences sont aussi notables. A São Paulo et Delhi, les riches craignent davantage pour leurs biens et leur sécurité qu’à Paris, tout en affichant de manière ostentatoire les signes de leur réussite matérielle. A Paris, au contraire des deux autres métropoles, on pratique la nécessaire distinction de classe par l’éducation morale et la réussite scolaire, ce qui peut s’accorder en apparence du moins avec la « société des égaux » de Rosanvallon, dans laquelle les règles démocratiques et l’élitisme républicain effacent les frontières sociales. Dans les faits cependant, la perméabilité des milieux sociaux reste très relative et tout se passe comme s’il était avant tout nécessaire pour les riches de se prémunir d’un risque de «  contamination sociale ».

Voir la note de lecture « La société des égaux »

Le processus de répulsion

Etablir une distance vis-à-vis des pauvres passe certes par l’instauration d’une barrière morale, mais aussi par la justification de leur caractère indésirable. Les pauvres sont traditionnellement jugés dangereux en fonction de la violence qu’ils sont supposés propager dans la ville, mais aussi de leur saleté. En France, par exemple, c’est l’argument de l’absence d’hygiène qui a fait que l’élite bourgeoise au XIXème siècle a cherché à s’affranchir de la présence des pauvres en se réservant des espaces privilégiés dans la ville. Les quartiers où se concentraient les pauvres étaient en effet décrits comme des lieux sales, susceptibles de transmettre des infections et des maladies. Les deux raisons d’éloignement des pauvres, insécurité et saleté, sont peu évoquées aujourd’hui à Paris. S’il y a un sentiment d’insécurité en augmentation, il se rattache désormais à un sentiment diffus qui affecte la société entière plutôt que d’être orienté vers un groupe précis de la population, à savoir les pauvres. Quant à la question du manque d’hygiène, elle est aussi désormais obsolète. Paris est une ville globalement propre, et les nuisances encore constatées ne sont plus attribuées comme au XIXème siècle à la présence des pauvres dans la cité.

Il n’en est pas de même à São Paulo et à New Delhi. A São Paulo, la criminalité atteint des taux très élevés, et dans ces conditions, la question de la pauvreté et celle de l’insécurité sont étroitement liées. Se protéger des classes pauvres est un combat permanent pour les riches qui vivent dans un climat de tension et adoptent des stratégies de protection dans tous les actes de la vie quotidienne. Ils se réfugient alors dans l’espace privé, qui reflète leur statut social. Ce repli protecteur est plus un repli sur la sphère domestique qu’un repli sur le quartier : l’immeuble de résidence s’apparente à un château-fort et la vie sociale est limitée. A New-Delhi, la question de la sécurité est aussi présente, mais la méfiance envers les pauvres se double d’une appréhension constante  par rapport à la saleté. La question de l’hygiène est omniprésente dans les attitudes et les représentations des riches à l’égard des pauvres, et le manque de propreté des espaces publics est souvent évoqué pour justifier la mise à distance de franges spécifiques de la population. Plus qu’à São Paulo, la démarcation sociale et spatiale se fonde sur une certaine idée de l’hygiène et du caractère plus ou moins civilisé des groupes sociaux.

Justifier l’infériorité des pauvres

Pour justifier l’infériorité des pauvres, on sollicite généralement deux modes d’explication des inégalités, à savoir la naturalisation des pauvres (leur « infériorité naturelle ») et l’idée de mérite (culpabilisation des « paresseux »). Le « racisme de classe » stigmatise aussi bien l’indolence naturelle des pauvres que leur manque d’intelligence ou d’ingéniosité. Cette tendance à rechercher les causes de la pauvreté dans la nature des êtres s’oppose à l’idée selon laquelle les pauvres seraient victimes d’un système injuste. Le rapport des catégories sociales supérieures aux pauvres s’inscrit dans ce contexte idéologique. D’une part, à la suite de Léon Bourgeois, on trouve la doctrine du solidarisme qui affirme que la justice ne peut exister entre les hommes que s’ils deviennent des associés solidaires, ce qui passe par la recherche des facteurs sociaux des inégalités et la recherche des moyens pour y remédier. D’autre part, dans la continuité de la pensée libérale, on énonce l’illégitimité de modifier la répartition des revenus au regard du droit naturel, la méfiance à l’égard de l’Etat bureaucratique, et la dénonciation de la culture de la « déresponsabilisation ».

Dans les quartiers riches de Delhi, la naturalisation de la pauvreté s’opère d’abord sous un angle religieux. Selon la théorie du Karma, les pauvres naissent pauvres en raison de leurs actes dans la vie précédente. Les riches de Delhi professent un racisme de classe fondé sur la croyance que les pauvres forment une humanité distincte et que, dans ces conditions, la séparation est la meilleure solution : l’opposition est forte à tout programme de mixité sociale. Il arrive aussi que la théorie du Karma manifeste une certaine connivence avec l’idéologie du mérite. Dans ce cas, chacun est jugé responsable de ses actes, et on glisse de l’argument de la naturalisation à la méritocratie, avec la dénonciation de la paresse, ou de la malhonnêteté des pauvres. On rencontre aussi ce processus de naturalisation de la pauvreté au Brésil dans les beaux quartiers, mais qui n’est pas formulé dans un registre religieux. Les inégalités sont considérées comme relevant d’un processus naturel, du « talent » qui produit la réussite ou l’échec. Pour justifier les inégalités et la pauvreté, l’élite de São Paulo puise la naturalisation. Quand on attribue sa propre réussite sociale à son travail, on suggère en creux que les pauvres ne manifestent pas autant de détermination dans la vie et d’ardeur au travail, ce qui peut être un trait de leur personnalité. Bref, il est possible de « naturaliser le mérite », et cette idéologie sert à justifier l’écart important des revenus entre les riches et les pauvres de ce pays, ainsi que l’hostilité à l’égard du programme national de lutte contre la pauvreté, accusé d’encourager la paresse.

En France, le discours sur la pauvreté est plutôt « sociologisé », à savoir que celle-ci n’est pas attribuée à un processus naturel, mais à l’inégalité des chances. La pauvreté est donc victimisée et les carences de l’action publique fréquemment dénoncées. La question du mérite est également abordée de manière plus nuancée que dans les deux autres pays, avec la reconnaissance de l’action de l’Etat social. On retrouve là une tendance de fond de la société française qui est d’approuver l’aide aux pauvres, et à y voir un impératif national. Cela n’empêche pas les interviewés d’émettre quelques arguments moraux restrictifs visant à déclarer son attachement à l’importance de l’effort au travail, à la valorisation du mérite, qu’ils aimeraient voir inculqués systématiquement aux plus démunis. Bref, à la différence de ce que l’on constate à New Delhi et à São Paulo, les Français raisonnent globalement selon une victimisation contrôlée des pauvres, qui leur reconnaît le droit à un statut social au nom du principe d’égalité citoyenne, mais qui mobilise tout de même le mérite pour justifier les inégalités économiques et sociales.

Conclusion 

A bien des égards, les formes de mise à distance des pauvres aujourd’hui confirment les pratiques courantes à la fin du XIXème siècle, où l’élite bourgeoise de l’époque justifiait le séparatisme social comme un état d’urgence face à l’insalubrité et à la criminalité, en naturalisant la condition ouvrière sous la forme de la « barbarie » ou de la « sauvagerie ». Toutefois, la perception de la pauvreté par les riches n’est pas immuable historiquement et invariable selon les lieux. Pour en rendre compte, Serge Paugam propose de la rattacher aux liens qui attachent les individus entre eux et à la société dans son ensemble (« La perception de la pauvreté sous l’angle de la théorie de l’attachement. Naturalisation, culpabilisation et victimisation », Communications, 2016), et dont il identifie les quatre types : le lien de filiation (au sens des relations de parenté), le lien de participation élective (au sens des relations entre proches choisis), le lien de participation organique (au sens de la solidarité organique et de l’intégration professionnelle), et le lien de citoyenneté (au sens des relations d’égalité entre les membres d’une même communauté politique).

Lorsque les trois dimensions du processus de discrimination des pauvres par les riches se renforcent mutuellement, ce qui est le cas à São Paulo et à New Delhi, on a affaire à un processus de naturalisation de la pauvreté et à un ordre social inégalitaire que l’on associe au régime familialiste, c’est-à-dire un régime où la solidarité repose sur le lien de filiation et la morale domestique, régime qui favorise la défiance à l’égard des institutions publiques. En France au contraire, le caractère indésirable des pauvres est moins rationalisé et la justification de la pauvreté s’appuie davantage sur le « mérite » des riches que sur la « paresse » et « l’indolence » des pauvres. Il s’agit d’une victimisation contrôlée des pauvres que Paugam rapproche du régime organiciste, reposant sur la prééminence du lien de participation organique et de la morale professionnelle sur les autres types de liens. Dans cette configuration, les pauvres n’en sont pas moins stigmatisés puisqu’ils sont souvent suspectés de profiter de l’assistanat. Restent deux régimes qui mériteraient une investigation approfondie. Le premier est le régime des pays nordiques, ou régime d’attachement universaliste, dans lequel le lien de citoyenneté façonne les relations sociales. Dans ces pays, la victimisation de la pauvreté est aboutie, puisqu’elle est l’expression d’une incapacité de la société à réaliser l’idéal d’égalité entre les citoyens. En conséquence, un consensus a été rapidement établi pour accorder à toutes les couches de la société une protection sociale efficace. Le deuxième régime est le régime d’attachement volontariste régi par la domination du lien de participation élective sur les autres liens. La culpabilisation des pauvres est un facteur associé à ce régime, et la solidarité à l’égard des déshérités s’exerce à travers la philanthropie et l’engagement humanitaire.

En tout cas, tout cela montre que ce que les riches pensent des pauvres dans les diverses sociétés est d’une importance capitale pour comprendre les formes de discrimination et les obstacles à la solidarité entre les groupes sociaux.

Voir le chapitre du programme de Terminale Justice sociale et inégalités

Quatrième de couverture

Les pauvres suscitent-ils aujourd’hui, chez les riches, une répulsion similaire à celle que le peuple inspirait aux bourgeois au XIXème siècle ? Autrement dit, les démunis sont-ils encore considérés comme une classe dangereuse, immorale et répugnante ?

En interrogeant le refus de la mixité résidentielle manifesté par les catégories supérieures, telle est la question frontale que pose cet ouvrage, issu d’une grande enquête comparative sur les perceptions de la pauvreté et des inégalités dans les beaux quartiers de trois métropoles : Paris, São Paulo et Delhi. A partir d’entretiens approfondis, il montre que la quête d’entre-soi des habitants des ghettos dorés n’est pas seulement motivée par une recherche de prestige et de qualité de vie, mais également par des représentations des pauvres qui les incitent à s’en protéger. Comment parviennent-ils à justifier leurs stratégies d’évitement et de relégation des catégories défavorisées, ainsi qu’à légitimer l’ordre local qu’ils s’efforcent de perpétuer ? Au-delà  de la peur de la criminalité et de l’insalubrité apparaît la crainte des élites d’être en quelque sorte contaminées par des modes de vie jugés culturellement indésirables ou moralement nuisibles.

A travers les mécanismes du séparatisme social, ce sont les conditions de possibilité de la solidarité que cet essai explore.

Les auteurs

  • Serge Paugam, directeur de recherche au CNRS et directeur d’études à l’EHESS,
  • Bruno Cousin, professeur assistant à Sciences po,
  • Camila Giorgetti, chercheuse associée du Centre Maurice Halbwachs, 
  • Jules Naudet, chargé de  recherche au CNRS, sont sociologues.

Newsletter

Suivre toute l'actualité de Melchior et être invité aux événements