Les pratiques linguistiques dans l'Union européenne

La pratique des langues est un élément évident de toute communication et du bon fonctionnement de toute organisation humaine. Ainsi, les institutions de l'Union européenne ont su se doter d'un régime linguistique ad hoc, fondé sur le multilinguisme. Mais une langue peut également constituer un véritable enjeu d'influence et de pouvoir. L'élargissement de l'Union à de nouveaux membres fournit à cet égard l'occasion de repenser l'organisation du multilinguisme en Europe, et de déceler les moyens mis en œuvre pour défendre la place de la langue française dans la nouvelle Union.

Le multilinguisme dans l'Union européenne

Corollaire de l'égalité entre les Etats, l'égalité linguistique a été consacrée comme principe fondamental de la construction d'une Europe unie dès la naissance des Communautés européennes. Les traités fondateurs de 1957 ont ainsi été rédigés dans chacune des langues des pays signataires, à l'époque le français, l'allemand, l'italien et le néerlandais, et c'est en vertu de ce principe qu'a été bâti un système multilingue unique au monde.
 

 

1. L'organisation du multilinguisme dans l'Union européenne

 

Le régime du multilinguisme est défini dans les différents textes juridiques communautaires et européens, et notamment par l'article 314 du traité CE de 1957. Cet article de référence cite les quatre langues de rédaction originelle du traité (allemand, français, italien, néerlandais) auxquelles se sont rajoutées huit nouvelles langues correspondant aux langues officielles des Etats qui ont rejoint la Communauté européenne après 1957 et avant l'élargissement de 2004 : langues anglaise, danoise, espagnole, finnoise, grecque, irlandaise, portugaise et suédoise.

Le principe de l'utilisation de ces langues étant posé, il revient au Conseil des Ministres européens de prendre les mesures mettant en œuvre le multilinguisme des institutions européennes. Ainsi, il n'est pas anodin de souligner que le premier règlement adopté par la Communauté européenne en 1958 concerne précisément son régime linguistique, et recense les langues officielles et les langues de travail. Onze langues sont ainsi répertoriées, et correspondent aux langues visées par l'article 314 à l'exception toutefois de l'irlandais (gaélique).

La règle du multilinguisme est claire : toutes les communications écrites entre les Etats membres et les institutions doivent être obligatoirement rédigées dans l'une de ces onze langues, ainsi que le Journal Officiel des Communautés Européennes.

Le même régime linguistique a ensuite été étendu par le traité de Maastricht à la Politique Etrangère et de Sécurité Commune et à la coopération dite du troisième pilier relative à la Justice et aux affaires intérieures. Enfin, le traité d'Amsterdam introduira le principe selon lequel "tout citoyen de l'Union peut écrire à une institution ou organe…dans l'une des langues…et recevoir une réponse rédigée dans la même langue". Cette disposition vise naturellement à faciliter les échanges entre les institutions et les administrés. Mais elle est aussi plus profondément un élément constitutif d'une véritable citoyenneté européenne.

Ce souci est également présent dans la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne proclamée solennellement lors du Sommet de Nice en décembre 2000, et qui contient trois articles relatifs à la protection des droits des citoyens à la diversité linguistique. Ce thème de la diversité linguistique a d'ailleurs fait l'objet d'un débat au sein de la Convention chargée de proposer une Constitution pour l'Europe. Le texte initial élaboré par la Convention ne comportait pas de référence à ce thème, mais, devant le nombre des amendements qui furent déposés, il a fini par être intégré à l'article 3 qui énonce que l' "Union respecte la richesse de sa diversité culturelle et linguistique".

Le multilinguisme officiel de l'Union européenne peut se définir par trois caractéristiques : le souci d'équité entre les onze langues ; l'existence de règles juridiques contraignantes pour l'usage systématique des onze langues dans les communications et publications officielles ; l'affirmation d'un droit à la diversité linguistique.

Ces caractéristiques accompagnent l'esprit même du droit produit par les institutions de l'Union, qui tend à avoir des effets directs sur tous les citoyens européens : en effet, pour que ce droit puisse produire pleinement ses effets, encore faut-il que les citoyens le comprennent. L'utilisation de toutes les langues officielles des Etats et l'affirmation du respect de la diversité linguistique sont deux moyens qui permettent au droit européen d'être beaucoup plus facilement appréhendé par tous les citoyens de l'Union. En cela, la pratique du multilinguisme dans l'Union européenne diffère grandement des pratiques linguistiques observées dans les grandes organisations internationales, dont les travaux ne sont pas directement opposables aux citoyens.

L'Organisation des Nations Unies ne reconnaît que six langues officielles (anglais, français, espagnol, russe, chinois et arabe), dont deux sont utilisées comme langue de travail (anglais et français). Or force est de constater que l'utilisation de la langue anglaise est devenue systématique puisque plus de 95% des documents émanant du Secrétariat Général et plus de 80% des documents produits par les délégations sont rédigés uniquement en anglais.

Le régime linguistique de l'ONU est également appliqué à l'UNESCO où, depuis octobre 2000, la condition de maîtriser les deux langues de travail pour pouvoir être recruté a été levée, signe d'un affaiblissement de la doctrine plurilingue. Enfin, à l'inverse de l'ONU et de l'UNESCO où le nombre de langues officielles est supérieur à celui des langues de travail, le Conseil de l'Europe a adopté un système inverse dans lequel seules deux langues ont le statut de langues officielles (l'anglais et le français), mais où trois autres langues sont reconnues comme langues de travail (l'allemand, l'italien et le russe).

Les textes juridiques communautaires fondent donc le principe d'un mode multilingue original, mais il existe parfois des risques de décalage entre le principe et la réalité, d'autant que l'article 6 du règlement n°1 prévoit explicitement que "les institutions peuvent déterminer les modalités d'application de ce régime linguistique dans leurs règlements intérieurs".

 

2. La pratique du multilinguisme dans les institutions européennes

Toutes les institutions européennes sont confrontées à une double exigence : respecter le principe du multilinguisme inscrit dans les traités et les textes fondamentaux ; trouver un mode de fonctionnement efficace. La liberté conférée par le règlement n°1 aux institutions européennes pour leur régime linguistique va dès lors permettre au Conseil, au Parlement européen, à la Commission et aux juridictions d'utiliser un régime adapté à leurs missions, à leurs rythmes de travail, quitte à s'éloigner du "multilinguisme intégral" au profit d'un "plurilinguisme spécifique". Chaque institution européenne mentionne dans son règlement intérieur son propre régime linguistique.

L'article 14 du règlement intérieur du Conseil de l'Union européenne établit une mise en œuvre fidèle du principe du multilinguisme posé par les textes. Il prévoit ainsi que "sauf décision contraire prise par le Conseil à l'unanimité et motivée par l'urgence, le Conseil ne délibère et ne décide que sur la base de documents et projets établis dans les langues prévues par le régime linguistique en vigueur. Chaque membre du Conseil peut s'opposer au délibéré si le texte des amendements éventuels n'est pas établi dans celles desdites langues qu'il désigne". Pour autant, les différents niveaux de réunion du Conseil, ministériel ou administratif, officiels ou informels, ont amené à assouplir la pratique systématique du multilinguisme.

Le multilinguisme intégral, tel qu'il est prévu par les textes et qui se concrétise par une traduction simultanée des discussions et une version écrite de tous les documents dans les onze langues officielles de l'Union, ne s'applique dans les faits qu'aux réunions du Conseil (chefs d'Etats et de gouvernements) et aux réunions ministérielles. Les réunions administratives, y compris celles du Comité des représentants permanents (COREPER) composé des ambassadeurs des Etats membres auprès de l'Union européenne, échappent en effet à la règle du multilinguisme intégral et sont régies par un "multilinguisme à la carte". De même, celles des groupes de travail se caractérisent par une totale hétérogénéité : régime bilingue anglais/français ; régime COREPER anglais/français/allemand ; régime intermédiaire (COREPER + un nombre variable d'autres langues) ; régime intégral.

Pour sa part, le Parlement européen a adopté le régime du multilinguisme intégral, sauf pour quelques réunions très rares de commissions ou de groupes politiques selon la nationalité des parlementaires participants. Ce choix est explicitement indiqué à l'article 117 du règlement intérieur du Parlement européen.

Tous les documents doivent être rédigés dans les onze langues officielles. Les députés ont le droit de s'exprimer dans la langue officielle de leur choix, et leurs interventions sont interprétées simultanément dans chacune des autres langues officielles. Le Bureau du Parlement européenne se réserve même le droit de prévoir une traduction dans d'autres langues que les langues officielles. Ce choix d'un multilinguisme intégral nécessite des moyens humains important : environ 250 interprètes de conférence permanents et 1 000 interprètes de conférence auxiliaires en 2003 ; plus de 1 100 interprètes dédiés à la traduction écrite (comptes-rendus, rapports, avis, résolutions et amendements).

Le règlement intérieur de la Commission européenne est curieusement muet sur la question de son régime linguistique. En l'absence de toute mention sur ce point, c'est donc le régime du multilinguisme intégral qui doit être appliqué par cette institution. L'ensemble des documents produits par les services de la Commission et transmis à l'extérieur souscrit d'ailleurs à l'obligation de traduction dans chacune des onze langues officielles.

Le multilinguisme n'est toutefois pas le régime quotidien de travail des services de la Commission, et il existe une règle non écrite selon laquelle l'activité des services et du collège des commissaires est placée sous le régime de deux langues, l'anglais et le français. A titre d'exemple, le président de la Commission, l'italien Romano Prodi, ne s'exprime jamais dans sa langue maternelle lorsqu'il préside la réunion hebdomadaire du collège des commissaires.

Enfin, il est à noter que la Cour de Justice des Communautés Européennes s'est dotée d'un régime linguistique tout à fait particulier qui distingue les langues de procédure et la langue du délibéré. Les langues de procédure concernent la communication entre les parties, les avocats et les magistrats, et touchent aux pièces de procédures (mémoires) ainsi qu'aux conclusions de l'avocat général et les arrêts. Pour tous ces éléments, les onze langues officielles peuvent être utilisées, mais aussi le gaélique.

En revanche, seule la langue française est utilisable pour le délibéré. Cette subtilité tient à la tradition et à l'usage ancestral du français comme langue "universelle" du droit. Toutes les pièces déposées par les parties dans la langue de procédure sont ainsi traduites vers le français pour constituer un dossier interne de travail qui servira tant au cours des audiences que lors des discussions entre les juges chargés d'établir le jugement.

Edifié en véritable dogme, mais sujet à adaptation, le multilinguisme participe aux efforts de rapprochement entre les institutions et les citoyens, et concourt à l'émergence d'une citoyenneté européenne plus sensible. Cet enjeu devient plus net encore avec l'élargissement de l'Union à dix nouveaux Etats en mai 2004.

L'impact de l'élargissement sur les pratiques linguistiques

Un élargissement aussi étendu que celui du 1er mai 2004 a nécessairement un impact direct sur le fonctionnement interne et quotidien des institutions de l'Union. Devant la perspective d'une profusion de langues officielles, le régime original du multilinguisme édifié dès 1957 est ainsi au cœur d'une réflexion profonde qui tend à redéfinir ses règles et ses modalités d'application. Dans ce contexte, la place réservée à la langue française est l'objet d'une attention renouvelée.

1. La réorganisation du multilinguisme dans la nouvelle Union

Avec les dix nouveaux pays entrants au 1er mai 2004, l'Union européenne devient un espace de 450 millions d'habitants pratiquant plus d'une vingtaine de langues différentes. Avec l'accroissement immédiat des relations entre ces vingt-cinq pays, basées sur la libre circulation des biens et des personnes notamment, la pratique linguistique évoluera inévitablement, tant dans les relations de travail entre les Etats et leurs institutions que pour les simples citoyens. Consciente de cet enjeu, soucieuse de développer l'enseignement des langues européennes et de garantir la diversité linguistique, l'Union a d'ailleurs mis en place un dispositif ambitieux, un "plan d'action 2004-2006 pour promouvoir l'apprentissage des langues et la diversité linguistique".

Le principe d'égalité entre les langues officielles des Etats membres était un principe simple à appliquer tant que le nombre des Etats membres demeurait modeste. De quatre en 1957 jusqu'à onze avant l'élargissement, l'accroissement progressif du nombre des langues constitutives du régime linguistique de l'Union a pu être géré humainement, matériellement et financièrement. Mais la perspective d'intégrer d'un seul coup une dizaine de langues nouvelles, qui équivaut pratiquement à un doublement du nombre de langues officielles et de travail, constitue un défi technique et humain.

Juridiquement simple, le régime linguistique de l'Union est dans la pratique très complexe, comme en témoignent quelques chiffres. 11 000 réunions nécessitant des traductions simultanées sont organisées chaque année par le Service Commun d'Interprétation et de Conférences (SCIC) interinstitutionnel. Rattaché à la Commission et intervenant pour l'ensemble des institutions excepté le Parlement européen qui dispose de son propre service de traduction, le SCIC  est le plus grand service d'interprétation du monde. 700 interprètes sont mobilisés quotidiennement pour assurer la gestion des 110 combinaisons linguistiques possibles. Avec un régime linguistique d'une vingtaine de langues officielles, le nombre de combinaisons passerait de 110 à plus de 400, nécessitant plus de 100 interprètes pour une seule réunion !

Anticipant les difficultés à venir, le SCIC a d'ores et déjà engagé une véritable stratégie en quatre temps : sensibiliser les autorités nationales sur les besoins de formation en interprétariat, notamment pour les langues d'Europe centrale et orientale ; utiliser davantage les nouvelles technologies ; adapter les capacités et l'ergonomie des espaces de réunion ; développer la pratique des régimes asymétriques (élément traditionnel du glossaire de l'interprétariat, le régime asymétrique correspond aux réunions dans lesquelles les participants disposent d'une interprétation dans un nombre restreint de langues). Dans le même temps, une réflexion est menée pour renforcer le poids du plurilinguisme dans l'organisation des concours d'accès à la fonction publique européenne.

Etudiant tous les scénarii possibles d'évolution, chaque institution travaille à mettre en œuvre un régime linguistique adapté qui ne paralyse pas ses travaux par une logistique d'interprétation trop pesante. Refusant les deux options extrêmes que constituent l'unilinguisme et le multilinguisme intégral, le Parlement européen tend par exemple à promouvoir un nouveau concept : le multilinguisme maîtrisé. Reconnaissant le droit à tout parlementaire de s'exprimer et de travailler dans sa langue maternelle, le multilinguisme maîtrisé organiserait le système de traduction autour de trois langues pivot : l'anglais, le français et l'allemand.

Déjà appliqué dans les réunions du COREPER, proche techniquement du régime asymétrique, le multilinguisme maîtrisé est présenté par le Parlement européen comme une réponse rationnelle et pragmatique au défi linguistique de l'élargissement. Ce choix d'un multilinguisme maîtrisé organisé autour de trois langues se rapproche en outre  du régime en vigueur à la Commission, régime qui serait maintenu tel quel.

Le Conseil quant à lui conserve également sa pratique hétérogène au gré du format des réunions. Le principe du multilinguisme et de l'interprétation intégrale, même avec la coexistence de 20 ou 21 langues officielles, ne peut pas être remis en cause tant le symbole politique de l'égalité linguistique est puissant. Mais le régime lingui

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