Enrichir le PIB

La Commission sur la Mesure de la Performance Economique et du Progrès Social, dite "Commission Stiglitz", a été chargée par le président de la République d'identifier les limites du Produit Intérieur Brut (PIB) comme indicateur de performance économique et de progrès social et de développer une "réflexion sur les moyens d'échapper à une approche trop quantitative, trop comptable de la mesure de nos performances collectives". A l'issue de près de dix-huit mois de réflexion et de compromis, ses 22 membres dont cinq prix Nobel d'économie ( Kenneth Arrow , Daniel Kahneman, James Heckman , Amartya Sen et Joseph Stiglitz ) ont élaboré douze recommandations sur l'enrichissement de la mesure du produit intérieur brut, sur la constitution d'indicateurs de bien-être, et sur la prise en compte de l'environnement et du développement durable.

Un rapport fondateur

Le rapport est composé de trois chapitres. Le premier chapitre ("Questions classiques relatives au PIB") rappelle que le Produit Intérieur Brut (PIB) constitue un des principaux instruments de mesure de l’activité économique. Il explore ses implications conceptuelles : mesure monétaire de la richesse, confusion avec la notion de bien-être économique, importance des prix du marché dans les évaluations, sous-estimation des améliorations qualitatives dans le temps, etc. Ainsi, les membres de la Commission Stiglitz notent que si les prix restent des signaux importants, une part importante de l’activité économique s’opère en dehors des marchés et que certains biens et services n'ont pas de prix. Bref, les prix de marché ne doivent pas être des évaluations exclusives de la valeur économique et sociale. Cinq améliorations alors sont proposées pour remédier aux lacunes du PIB en tant qu’indicateur des niveaux de vie :

  1. mettre l’accent sur d'autres indicateurs de la comptabilité nationale ;
  2. améliorer la mesure empirique des activités de production, notamment dans les services non marchands (santé, enseignement) ;
  3. intégrer la perception des ménages dans l'analyse des niveaux de vie ;
  4. ajouter des informations sur la répartition des revenus, de la consommation et de la richesse ;
  5. étendre le nombre de paramètres mesurés.

Le deuxième chapitre ("Qualité de la vie") invite à dissocier les concepts de "qualité de la vie", de "production économique" ou de "niveau de vie". Les approches focalisées sur les ressources matérielles sont insuffisantes, voire trompeuses. Les travaux sur le "développement humain" avaient amorcé une réflexion qu'il faut prolonger et, surtout, faire "passer de la recherche à la pratique statistique classique" des évaluations qui incluent différents facteurs matériels et subjectifs. Le dernier chapitre ("Développement durable et environnement") aborde la notion de la soutenabilité. Les membres de la CMPEPS rappellent les réflexions pionnières des professeurs William Nordhaus et James Tobin dans les années 1970 et la dimension fondatrice du rapport Brundtland en 1987 et du sommet de Rio au début des années 1990. La prise en compte de "Notre avenir à tous" impose une question à laquelle on ne peut se dérober : que laisserons-nous aux générations futures ? Les auteurs ont la conviction que la réponse nécessite de séparer la mesure du bien-être de celle de la soutenabilité. Ils privilégient une approche de la soutenabilité fondée sur la "richesse" ou sur les "stocks de ressources". Le bien-être des générations futures est donc lié au volume disponible des stocks de ressources épuisables, à la quantité et la qualité des ressources naturelles renouvelables, aux investissements en capital physique (machines et immeubles) et en capital humain (éducation, recherche et développement), ainsi que de la qualité des institutions mises en place. La Commission Stiglitz établit 12 recommandations en invitant les producteurs de données statistiques à :

  1. se référer aux revenus et à la consommation plutôt qu’à la production pour évaluer le bien-être matériel ;
  2. mettre l’accent sur la perspective des ménages en prenant en compte les transferts sociaux et les services en nature (santé, d’éducation, etc.) reçus, les impôts et les intérêts des emprunts versés ;
  3. prendre en compte le patrimoine en même temps que les revenus et la consommation pour évaluer les niveaux de vie ;
  4. accorder de l’importance à la répartition notamment en privilégiant les notions de consommation médiane, de revenu médian, de richesse médiane comme outil de mesure ;
  5. élargir les indicateurs de revenus aux activités non-marchandes parce que le bien-être est pluridimensionnel ;
  6. intégrer la dimension à la fois objective et subjective du bien-être. La qualité de la vie dépend de conditions objectives mais aussi des "capabilités" (A. Sen), des capacités et libertés offertes aux individus ;
  7. évaluer de manière exhaustive et globale les inégalités pour élaborer des indicateurs de la qualité de la vie ;
  8. expertiser les liens entre les différents aspects de la qualité de la vie, notamment le cumul de désavantages ou des avantages sur la vie de chacun ;
  9. améliorer le service public de la statistique en offrant des mesures objectives et subjectives de la qualité de la vie ;
  10. intégrer dans les enquêtes des questions sur le bien-être subjectif, notamment sur les "émotions positives" (bonheur, satisfaction, joie, la fierté) et les "émotions négatives" (souffrance, inquiétude) ;
  11. évaluer la soutenabilité du développement par une approche pragmatique en terme de variations de "stocks" de ressources (quantités et qualités des ressources naturelles, du capital humain, social et physique), même si un indice monétaire de soutenabilité ne doit pas être négligé ;
  12. améliorer l'évaluation des atteintes à l’environnement par des indicateurs physiques des pressions environnementales.

Le rapport se termine par une invitation à ne pas clore le débat : il est déjà évident que ce rapport marque une nouvelle étape dans la réflexion économique.

"Ci-gît le PIB" ?

La publicité faite autour du rapport de la Commission Stiglitz, son soutien gouvernemental voire international, son écho qui dépasse les cercles étroits des statisticiens, témoignent d'un nouvel état d'esprit. La critique du PIB a dépassé les clubs désertés des économistes non institutionnels, les cénacles des Cassandres environnementalistes, les forums altermondialistes ou les associations qui veulent mesurer notre "empreinte écologique". Elle s'est diffusée dans les manuels scolaires, les think-tanks des partis politiques, les bureaux d'études des organisations internationales (cf. OCDE, Banque mondiale, FMI, Commission européenne, qui proposent de nouveaux indicateurs comme le PIB vert, l'indice de pression environnementale, etc.) et doit maintenant prendre place au cœur de la statistique publique. Telle est l'injonction du président de la République à Jean-Philippe Cotis, directeur de l'INSEE, lui demandant "d'intégrer le plus rapidement possible" les conséquences du rapport dans ses services et dans les écoles de formation de la fonction publique. Cette situation inédite peut s'expliquer par la convergence des critiques. Les remises en cause du PIB fédèrent un ensemble hétéroclite mais dynamique, notamment ceux qui interpellent l'opinion pour prendre conscience d'un monde fini, celui des ressources naturelles limitées, ceux qui, libéraux ou anti-libéraux, pensent que l'information contenue dans le prix de marché doit être relativisée, ceux qui veulent revaloriser la place de l'Etat en réhabilitant la valeur des services publics, ceux qui militent pour améliorer la mesure des inégalités, soit pour dénoncer le capitalisme, soit pour revitaliser la social-démocratie, ceux pour qui les loisirs, le bonheur familial, l'insécurité, les risques (sociaux ou financiers) … doivent être étudiés, évalués, intégrés dans notre perception du bien être. Certes, le PIB, comme indicateur de mesure et norme d'évaluation, n'est pas encore tombé de son piédestal, mais le rapport Stiglitz a miné les fondements intellectuels d'un outil de mesure très prisé au XX e siècle. Qu'elles soient écologiques, économiques, sociales ou politiques, le rapport renforce la légitimité des critiques tout en soulignant l'urgence de l'aggiornamento pour les démocraties.

Une réflexion à prolonger

Le rapport s’adresse d’abord aux responsables politiques car les statistiques sont un enjeu de pouvoir (et de contre-pouvoir). Il s'adresse aussi aux acteurs, qui conçoivent, mettent en œuvre ou évaluent les politiques économiques et sociales, car "il y un problème avec ce que nous calculons et ce que nous utilisons". Il est aussi écrit à "l’intention de la communauté académique, des statisticiens et de ceux qui font largement usage de statistiques." Enfin, il vise les organisations de la société civile et le grand public. On ne peut que trop en recommender la lecture aux professeurs de Sciences Economiques et Sociales (SES). Tout d'abord parce qu'il les rassurera par son éloge de l'esprit critique dès lors que l’on utilise les concepts économiques ou sociaux. Ensuite, parce qu'il offre une actualisation des connaissances, notamment sur les possibilités de mesures qualitatives du bien être et du développement durable, qui en fera certainement un des vade-mecum de toute commission chargée de remodeler les programmes. Enfin, et surtout, parce que ce rapport invite à changer certaines habitudes intellectuelles notamment dans l'évaluation des services publics, du bien-être et du développement durable : que produisent réellement les services publics ? Comment prendre en compte les changements qualitatifs ? Le bonheur est-il une idée neuve pour la statistique publique ? Que savons sur le concept de soutenabilité ? Certains estimeront que la Commission Stiglitz n'innove pas puisque les indicateurs proposés ne sont pas nouveaux, d'autres, qu'elle reste trop timorée dans ses propositions... Ces évaluations critiques nécessaires ne doivent cependant pas occulter la radicalité du propos. En remettant en question les outils de mesure de la production, en plaçant les individus au centre de l'analyse, en valorisant davantage les transferts en nature de l'Etat, en imposant la mesure de l'impact sur l'environnement, etc., le rapport nous invite, officiellement, à une double révolution mentale. Tout d'abord, à changer notre logiciel intellectuel hérité des dogmes productivistes des Trente Glorieuses et des origines de comptabilité nationale. Ensuite, à élargir l'horizon et la profondeur de nombre regard vers le "point de vue des ménages". Il propose une véritable "conversion" puisque quel que soit l'indicateur utilisé (ancien ou nouveau), il dénonce une religion du "chiffre unique" sensée révéler une vérité. Contrairement à une intuition commune, en matière d'indicateurs statistiques, la hausse du niveau d’éducation, la diffusion des technologies de l’information et la rationalisation de l'activité sociale ne se traduisent pas par la "fin de la magie" du chiffre, pour reprendre l'expression de Max Weber. On observe souvent une diffusion de nouvelles croyances liées à la multiplication des indicateurs et à l’accès plus facile aux données. S'il nous permet de mieux comprendre que la mesure conventionnelle et imparfaite de la réalité n'est pas la réalité, s'il "désenchante" notre environnement mental, alors le travail de cette commission aura fait une œuvre salutaire. Lors de son discours à la Sorbonne du 14 septembre 2009, Stiglitz a affirmé que "Ce que nous mesurons détermine l'action". Il semble que nous n'ayons qu'à remplacer "mesurons" par "enseignons" pour comprendre toute l'importance, et la grandeur, de notre tâche de professeur de SES.

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